Chapitre III

Les diverses formes de la réception des œuvres lyriques

de Zola et Bruneau

 

            L’étude de la réception des œuvres littéraires est riche d’enseignements. Elle permet de mieux cerner l’intégration de ces œuvres dans leur temps mais aussi dans l’Histoire. En ce qui concerne Zola, l’accueil de ses romans s’est toujours fait autour de polémiques et de batailles littéraires. On se souvient de l’accueil de L’Assommoir où conservateurs et républicains étaient unanimes à rejeter ce roman pour des raisons diamétralement opposées. La parution de La Terre fut également l’occasion d’une fronde orchestrée par le groupe des cinq et pilotée par Goncourt.

La question est alors de savoir si les drames lyriques écrits pas Zola et Bruneau ont subi ces mêmes accueils tapageurs et s’ils ont été à l’origine de débats aussi passionnés qui, en définitive, enrichissent le monde littéraire et musical.

Les problèmes de réception vont, pour notre part, être accès sur quatre points. En premier lieu il s’agit de faire un résumé global de l’accueil du public au moment de la création de ces drames. Puis, nous nous intéresserons aux articles parus dans la presse avec une certaine profusion. Ensuite, nous verrons le destin de ces œuvres à l’étranger, avec les conditions de leurs reprises et les réactions des musiciens contemporains étrangers (tels que Strauss ou Mahler) et français (Pierné, Debussy). Enfin, nous nous arrêterons sur la personnalité et le travail d’Etienne Destranges, qui laisse une œuvre critique abondante et riche d’enseignements en ce qui concerne les drames de Zola et Bruneau. Nous ne pourrons, évidemment, pas conclure sans évoquer le destin de ces œuvres et leur permanence dans le XXe siècle et dans le futur.

 

I] Au lendemain des premières

1) Réactions du public : Pourquoi le succès ?

La réaction du public anonyme en dit long sur la qualité et la singularité des drames écrits par les deux collaborateurs. Bruneau se souvient de la réaction de la salle le soir de la « générale » du Rêve :

 

Le premier acte produisit une sorte de stupeur. La toile s’abaissa en un silence de glace, sans que le public manifestât d’une manière quelconque son opinion. Mais le cri que Simonnet jeta magnifiquement, quand, au passage de la procession, Angélique aperçoit Félicien à côté de son père ; l’éloquente véhémence d’Engel, les accents pathétiques de Bouvet ; la tendresse communicative de madame Deschamps-Jéhin et de Lorrain déchaînèrent l’enthousiasme. La partie était gagnée. Nous en eûmes la nette confirmation quarante-huit heures plus tard, le soir de la première[1].

 

Silence glacé puis enthousiasme déchaîné ! Voilà qui résume à merveille ce que fut la réaction du public de cette époque. Le public fut tout d’abord dérouté par ces personnages venus du monde contemporain, par leurs costumes de ville et par le réalisme de l’action et de la mise en scène. Il fut également troublé par les audaces musicales de Bruneau telles que la sobriété des accords parfaits qui ouvrent l’opéra ou le passage bitonal (pratiquement atonal) du monologue de Jean d’Hautecœur. Le public était en face d’une œuvre novatrice. A ce titre, il était normal qu’il marque une réaction de surprise. Cette réaction aurait pu se prolonger et l’ auditoire rejeter en bloc cet opéra. Mais il n’en fut rien. Passé le premier acte, le public s’installa peu à peu dans les audaces musicales de Bruneau et accueillit, finalement, ce drame avec beaucoup de passion.

Le public apprécie en effet une action à la fois romanesque et romantique. Romanesque car faite de rebondissements ; romantique car rapportant les amours impossibles de deux jeunes gens. Ce style d’action semble parler à l’auditoire de l’époque et la réaction d’un public de la fin du XXe siècle serait certainement bien différente. La suppression du dernier tableau (la mort d’Angélique) est également révélatrice de l’état d’esprit des spectateurs. A l’image du titre de l’opéra le public éprouve le besoin de rêver et il ne faut pas que l’action casse ce rêve. Ce dernier repart alors avec l’impression d’avoir assisté à la réalisation d’un bonheur sans faille que la mort aurait détruit.

En ce qui concerne L’Attaque du Moulin, les réactions du public sont comparables. Mais les directeurs du théâtre avaient l’intuition que cette évocation de la guerre de 1870 provoquerait des réactions d’hostilité. C’est pour cela qu’ils transposèrent l’action dans le temps de la Révolution Française. Nous voyons, par cet épisode, le souci avec lequel les directeurs de théâtre suivaient les mouvements du public afin de mieux coller à celui-ci. C’était également un temps où, si l’audace était reconnue, la provocation n’était pas de mise.

 

Il était alors exclu de voir des casques à pointe sur une scène française moins de trente ans après la défaite de Sedan.

L’Attaque du Moulin comme Le Rêve ont connu de nombreuses représentations : 93 pour Le Rêve et 53 pour L’Attaque du Moulin. Ces deux œuvres ont été largement reprises jusqu'à la seconde guerre mondiale. Ces deux indicateurs montrent que ces opéras avaient les faveurs du public.

Les choses sont moins évidentes pour les drames écrits par Zola seul (sans la collaboration de Gallet). Messidor connut un début de succès avec 16 représentations (une fois de plus que Lohengrin, comme le fait remarquer Frédéric Robert). Le public fut surtout séduit par le pittoresque de l’action et par les décors grandioses : les champs de blés peints, la roue à aube mue par l’eau d’un torrent. Les représentations de Messidor furent interrompues par la maladie du ténor Alvarez. Faute de doublure l’œuvre quitta l’affiche. On projetait de la reprendre mais c’était sans compter l’engagement de Zola pour Dreyfus. Messidor fut repris au début de l’année 1898 à Paris comme dans de grandes villes du pays telles que Nantes. Mais ces représentations durent être interrompues car les théâtres étaient confrontés à de nombreuses émeutes comme le rapporte Bruneau :

 

Rentré à Paris, j’appris que des bagarres avaient lieu, devant le théâtre, à chaque représentation de Messidor et que la cavalerie, une fois, dut se montrer. On décida donc purement et simplement de ne plus jouer là nos pièces et l’on agit de même pendant assez longtemps dans un grand nombre de villes françaises[2].

 

Désormais, il faudra compter avec cette affaire Dreyfus pour comprendre la réception des œuvres lyriques de Zola et Bruneau. L’Ouragan ne connaîtra que quatorze représentations et L’Enfant Roi douze. Après l’affaire Dreyfus plus rien n’est comme avant. Si le public accueille sans passion ces œuvres, il montre une certaine inimitié envers Zola et envers Bruneau qui soutint et protégea son ami durant le procès de février 1898. Cet engagement des deux artistes a certainement fait beaucoup pour que ces œuvres lyriques tombent dans l’oubli jusqu'à notre époque. Le destin des opéras est ainsi lié à l’humeur du public que des remous politiques ont tôt fait de retourner.

Mais l’affaire Dreyfus n’explique pas entièrement l’accueil mitigé des derniers poèmes lyriques de Zola. Après la création, en 1900, de la Louise de Gustave Charpentier on peut penser que l’opéra naturaliste, une révolution dix années auparavant, est passé dans les mœurs. Il n’y a donc plus d’effet de surprise. Et l’évolution du monde musical, à cette époque, fait que les courants musicaux se succèdent avec une rare vitesse et connaissent des gloires éphémères. A l’opéra naturaliste vont ainsi succéder des compositeurs tels que Ravel, Debussy, Roussel ou Stravinsky. Avec la mort de Zola en 1902 est mort un courant musical révolutionnaire en son temps. Le public ne s’y était d’ailleurs pas trompé. C’est ce caractère révolutionnaire qui mérite d’être redécouvert à notre époque.

 

2) La critique musicale dans la presse

            La presse abondante de cette fin de XIXe siècle s’est fortement intéressée à l’aventure de Zola dans le monde musical. Notre chance, dans cette étude, est d’avoir accès à 53 volumes de coupures de presse collectées et parfois annotées par Bruneau. Ces volumes, conservés au département de musique de la Bibliothèque Nationale de France, réunissent articles français et étrangers et sont le reflet vivant de l’émoi qu’ont pu causer les drames lyriques de Zola et Bruneau.

            Ainsi, avant même que Le Rêve ne soit créé, la presse française va consacrer plusieurs dizaines d’articles au soudain intérêt de Zola pour la musique. Zola va accorder des entretiens et avouer son inculture en matière de musique mais aussi informer le lecteur sur l’état d’avancement de l’œuvre :

 

            La vérité, c’est que je me suis trouvé il y a quelques jours chez M. Bruneau, en compagnie de Mme Zola, de M. Gallet et de mon ami Céard, très compétent en matière musicale, pour donner mon avis sur le deuxième acte du Rêve que le compositeur venait de terminer. Quand je dis donner mon avis, je m’avance beaucoup car je ne suis pas musicien pour un liard. Je suis un profane, tout ce qu’il y a de plus profane. Je juge avec mon bon sens, avec mes goûts d’homme de lettres et ce que j’ai entendu de la partition de Bruneau m’a laissé une très agréable impression. C’est une musique très moderne[3]. [...]

 

Mais, au-delà de ces entretiens accordés par Zola ou Bruneau, de nombreux journalistes, critiques musicaux ou non, vont donner leur avis sur cette collaboration avant même d’en avoir vu le résultat. Pour la plupart, ces articles seront hostiles à Zola, accusé de vouloir conquérir l’opéra au moyen de l’horreur naturaliste. C’est en ce sens qu’est dirigé l’article de Willy du 11 janvier 1890 dans La Paix :

 

Nous n’y échapperons pas ! L’abominable Rêve de M. Zola va inspirer un compositeur, le jeune M. Bruneau, que notre confrère du Siècle, M. Céard, pousse dans cette voie dangereuse ; le Busnach tripatouilleur de la chose est, dans l’espèce, un directeur d’hôpital ; je ne plaisante pas ; M. Gallet, chargé de confectionner le livret d’après le roman zolique, est bien réellement directeur de Lariboisière[4] ...

 

Cet article, comme beaucoup d’autres, est bien sûr dirigé contre Zola qui cristallise toutes les passions. Mais il est également tourné contre Bruneau. En effet, le monde musical est aussi impitoyable que le monde littéraire. Les écoles s’affrontent et les inimitiés entre compositeurs ne sont pas rares. Ainsi, Willy est l’ami du compositeur Vincent d’Indy qui, fidèle à la mémoire de son professeur César Franck, s’opposera continuellement à Bruneau. Dans la Société Nationale de Musique d’Indy entendait, au départ, réagir avec les moyens modestes de la musique de chambre contre la toute-puissance du théâtre lyrique gangrené -selon d’Indy- par « les charmes vulgaires de la caresse italienne » et tombé dans la « triste décadence de l’école éclectico-judaïque » pour retrouver une expression authentiquement « nationale[5] ». Nous retrouvons, dans ces mots, le style provocateur (et aussi ordurier) de Willy qui, toujours, aura la plume aiguisée contre Zola.

Bien entendu, la presse se rue pour assister aux premières des drames lyriques. Zola et Bruneau sont alors impatients de découvrir ce que les journaux vont dire de leurs œuvres. Bruneau rapporte cet épisode au lendemain de la première du Rêve :

 

Tout en mangeant des viandes froides, - la nuit était déjà fort avancée et nous mourions de faim,- Zola eut l’idée, qui nous amusa follement, d’aller chercher, au petit jour, à sa sortie de l’imprimerie un numéro du Figaro, afin de lire l’article de Vitu. Et, le soleil se levant, -le très matinal soleil de juin,- nous voilà déambulant par les rues désertes jusqu’au carrefour Drouot. Les porteurs du journal s’élançaient justement hors de l’hôtel fameux. Nous nous précipitâmes, d’un même bond, sur l’un d’eux et lui arrachâmes la proie convoitée. Nous nous attendions à un éreintement. Celui d’Auguste Vitu dépassait nos espérances. (La bataille nous séduisait, nous semblait du reste nécessaire et nous pensions bien être défendus ailleurs[6].)

 

Comme nous pouvons le constater, Zola et Bruneau ne craignent pas la lutte qui va nécessairement s’engager dans la presse. Cette lutte sera d’ailleurs la même que pour les romans de Zola. Les amis et les ennemis sont connus. La presse est donc partagée mais les critiques ne sont pas aussi fortes pour autant, et souvent mitigées :

 

Poésie étrange, peut-être, dans son mysticisme et sa simplicité voulue, mais poème émouvant, idylle tragique qui se déroule rapide et poignante. [Ecriture qui touche] à la cacophonie, ces accords constamment altérés, ces déchirantes harmonies[7].

 

En définitive, la presse est à l’image du public : intéressée par le poème et surprise par l’audace et la modernité de la musique. Et c’est souvent la partition de Bruneau qui sera louée. En effet, les journalistes ont beau jeu de critiquer Zola, ce dernier est coutumier du fait. Mais il paraît difficile de s’en prendre à Bruneau, homme qui se tient loin de toute polémique et qui compose en dehors de tout souci vis-à-vis du public ou de la critique. Bruneau va alors cristalliser les éloges autour de ses compositions alors que les poèmes de Zola seront plus souvent et plus systématiquement attaqués. Bruneau est ainsi félicité pour la vigueur de son œuvre ainsi que pour son éloquence, tel cet article paru au lendemain de la première de L’Attaque du Moulin :

 

L’œuvre peut essayer de mordre, les petites haines peuvent s’agiter, les intransigeants quand même peuvent fulminer tout à loisir, celui qui a écrit la musique du drame de MM. Emile Zola et Louis Gallet est un maître. Et l’accueil triomphal fait à L’Attaque du Moulin n’est que la récompense légitimement due à la sincérité de l’effort, à la conscience et au vigoureux talent d’un artiste de fière race ayant des idées et sachant les exprimer magistralement. [...] Qualité rare : Bruneau a le sens profond du drame ; il en saisit et en rend supérieurement les aspects divers[8] ...  

 

La presse est donc plus tendre envers Bruneau qu’à l’égard de Zola. D’ailleurs, pour ce dernier, Jules Huret fit en 1893 un article très perfide contre l’écrivain en allant interroger les anciens de Médan. Seul Alexis reste fidèle et droit envers son ami : « La voie est large et le naturalisme aussi ; tant mieux si, faisant tache d’huile, il envahit même la musique. » Céard, qui pourtant semble avoir poussé Zola à travailler pour l’opéra ( et son rôle dans cette affaire reste à déterminer), est beaucoup plus incisif :

 

Zola c’est Sixte Quint, ce pape qui fit l’ignorant et l’infirme tant qu’il le fallut et, tout d’un coup, jeta bien loin derrière lui ses béquilles ... Zola, c’est bien le même italien extérieur et masqué, aux mains papales - vous avez vu ses mains nerveuses et douces ?- qui veut tout conquérir, qui change si facilement d’idée fixe comme je ne sais plus quel personnage d’Augier ...

 

Huysmans va aller également dans ce sens, dédaignant l’amitié qui l’unit pour un temps au « maître de Médan » :

 

L’Attaque du Moulin ..., voyons donc que je me rappelle... Ah ! oui, un vieux moulin qu’on attaque, c’est ça, et puis un amoureux qu’on tue à la fin... oui, oui, je me rappelle, et les feux de peloton et les rafales de balles qui font dégringoler des pans de murs, que Zola a développés ensuite dans La Débâcle. Eh ! mais ! l’amoureux aventurier et héroïque, l’amoureuse, l’officier, le moulin, c’était déjà pas mal opéra-comique, en effet... [...] Alors... quoi, il avait donc deux faces, l’une provisoire, l’autre de réserve, celle d’aujourd’hui[9] ?

 

Après cet article on ne peut être que convaincu que le cercle de Médan est définitivement rompu, s’il a d’ailleurs jamais existé.

La presse reste donc un élément important de la bataille littéraire et musicale qui se joue à cette époque. Il reste un très passionnant travail de dépouillement de cette presse prolifique afin de mieux cerner les enjeux du débat tant sur le plan littéraire que sur le plan musical. Les 53 volumes montés par Bruneau sont ainsi un outil merveilleux pour ce gigantesque travail tourné autour de la réception des œuvres lyriques de Zola et Bruneau.

Il s’agit maintenant de s’intéresser à un autre aspect de la réception qui est celle de la reprise des drames lyriques à l’étranger sous l’impulsion des grands maîtres de l’époque et de faire un état des lieux des réactions de ces derniers, dont les plus illustres sont Mahler, Debussy ou Dukas.

 

II] La réception à l’étranger et l’avis des grands noms de la musique

1)  La reprise des drames lyriques sur les scènes internationales

 Ce qui frappe immédiatement dans le destin des drames lyriques de Zola et Bruneau c’est leur diffusion à l’étranger et la rapidité avec laquelle ces œuvres ont été montées dès après leur création française. Ainsi, pour Le Rêve, les interprètes, les décors et le compositeur gagnent Londres le 20 octobre 1891, quatre mois après la première française. C’est donc la prestigieuse salle du Covent Garden qui fit un accueil chaleureux à l’opéra, à l’image d’une Angleterre qui fit toujours bon accueil au romancier.

 

 

Mais, pour Bruneau, une tâche importante l’attend à Bruxelles. Le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles était une salle reconnue pour ses reprises d’opéras français tels Sigurd, Salammbô ou Hérodiade. Bruneau comprend donc l’enjeu qu’il y a de réussir dans ce théâtre. Un succès à Bruxelles signifie un retentissement en France et la possibilité de reprendre l’opéra sur une scène parisienne. Et, c’est ce qui advint. Le public belge fut enthousiaste à l’égard de cet opéra. Bruneau rapporte qu’il fit même la rencontre, dans les coulisses, de la Reine, férue de musique. Stoumon, le directeur du théâtre belge, fait ainsi le rapprochement entre le succès à Bruxelles et la reprise en France, dans une lettre adressée à Bruneau :

 

                Mon cher ami,

Nous donnons en ce moment (dix heures) la quatorzième du Rêve devant une salle comble. Le succès s’accentue. Nos abonnés, un peu troublés d’abord, sont à présent les plus chauds admirateurs de votre ouvrage qui restera toute la saison à notre répertoire. [...] Je vous assure que l’exécution, loin de se disloquer, s’améliore. J’ai su avec un grand plaisir que Carvalho allait le reprendre. Le public des abonnés de l’Opéra-Comique lui refera une virginité et je suis convaincu qu’il tiendra brillamment l’affiche[10].

 

Alors, tous les drames lyriques écrits par Zola auront leur création en Belgique, à Bruxelles comme à Anvers. Messidor connaît sa première représentation belge deux jours après le début du procès Zola. Il serait intéressant de savoir quel accueil a été fait, dans ce pays, à ce drame et s’il a souffert des remous de l’affaire Dreyfus.

Enfin, ces drames lyriques ont eu un destin unique en Allemagne. Le Rêve fut dirigé à Hambourg par Gustav Mahler qui, dès sa création, avait manifesté son admiration pour l’œuvre de Bruneau. Il est d’ailleurs plaisant de citer cette carte envoyée par Mahler à Bruneau dans un français approximatif :

 

                Cher confrère !

Mon Français est une chose singulière, côme vous verrez en suite ! Dans notre Théâtre est toujours une place pour un nouveau œuvre de vous. Je vous prie m’envoyer le texte et m’écrire le jour de la première à Paris. S’il possible je veux venir à Paris. Excusez mais je ne peux pas plus ou mieux !

Mille salutations, votre dévoué Gustav Mahler[11]

 

Bruneau se souvient avec émotion de ces représentations dirigées par ce compositeur génial :

 

C’était un chef d’orchestre de vivacité et d’intelligence singulières. Le mouvement dégingandé de ses hautes jambes flageolantes, l’animation fantasmagorique de sa maigre ossature, son geste impérieux et violent, son visage entièrement rasé, son nez busqué, chevauché de lunettes trépidantes, le rendaient semblable à quelque hoffmanesque docteur Miracle. Au pupitre, il montrait une conviction communicative et irrésistible qu’il ne réservait pas exclusivement à ses propres œuvres et dont celles de ses confrères bénéficiaient grandement[12].

 

Une fois encore, il reste à faire un travail approfondi sur le public allemand. Comment accueillit-il ces œuvres, notamment L’Attaque du Moulin qui reprend un épisode de l’histoire de leur pays ? Comment ce public réagit-il au moment de l’affaire Dreyfus qui mettait en cause l’Allemagne ? Il semble en tout cas que Zola ait toujours eu sa place en Allemagne puisque Messidor fut dirigé après sa mort par Richard Strauss.

Nous voyons donc que les reprises étrangères ne sont pas anodines. Elles impliquent des grands noms de l’époque et posent des questions quant à la réception d’un public étranger d’opéras français. Il s’agit maintenant de se pencher sur les réactions, nombreuses, des pairs de Bruneau, qu’ils soient français ou étrangers.

 

2)  La réaction des musiciens contemporains

  Nous avons la chance d’étudier une époque où les compositeurs s’exprimaient beaucoup dans les journaux. Nous gardons ainsi la trace de leurs pensées sur leurs confrères. A ce titre quelques musiciens se distinguent : Dukas, Reyer, Debussy ou Charpentier sont du nombre. Voyons donc ce qu’ils ont pu dire de Bruneau et de sa collaboration avec Zola.

Paul Dukas, à l’occasion du Rêve, semble être le plus élogieux. Il reconnaît à Bruneau son tempérament qui, comme nous le savons, est un des éléments indispensables à la création pour Zola. Dukas, le 3 novembre 1900, rappelle que Bruneau a introduit la modernité dans l’opéra, ce que nous avons oublié aujourd’hui :

 

Les cloches du Rêve sonnaient le glas du vieux dogme lyrique en même temps que le baptême d’un art nouveau. [...] L’œuvre de M. Bruneau appartient à cette catégorie de productions, trop rares, par lesquelles s’affirme une volonté et un tempérament. Après avoir subi l’épreuve du silence, elle nous réapparaît dans toute sa vigueur, dans toute sa rudesse, si l’on veut, mais aussi dans toute sa vivante poésie, dans toute sa vibrante humanité[13].

 

Si Dukas reste fidèle à Bruneau il est, en revanche, peu convaincu par l’incursion de Zola dans le monde musical. Le compositeur reproche au librettiste d’avoir, dans Messidor, fait la part belle au symbolisme au détriment de la musique et juge durement cet opéra. Dukas déplore que le livret empêche le libre développement de la musique. C’est certainement la critique que pouvait craindre Zola qui, au contraire, désire l’interpénétration de la musique et du livret. En fait, Dukas reproche à Zola d’être resté un romancier et de ne pas avoir compris l’esprit du livret et ses règles de composition :

 

Pourquoi faut-il que la coordination dramatique en soit si faible, et si rudimentaire la psychologie ; pourquoi le développement de l’action est-il tout fragmentaire et sa marche tout épisodique ? Assurément la conception de l’éminent romancier est large dans son ensemble vraiment lyrique, mais la forme purement littéraire qu’il lui a donné, la subordination du drame au symbole, ont entravé l’expansion de la vie individuelle des personnages et paralysé l’essor de la musique. [...] On ne peut guère considérer comme une expérience probante de drame lyrique naturaliste l’ouvrage que vient de représenter l’Opéra[14].

 

Dukas va toujours rester honnête et de bonne foi dans ses jugements. Pour L’Ouragan le compositeur va retourner ses critiques et célébrer l’entente entre le musicien et le librettiste :

 

Pour la première fois, peut-être, les paroles et la musique se pénètrent au point de sembler jaillir d’une même source et d’exprimer une âme commune[15].

 

C’était là le vœu de Zola : que le librettiste et le compositeur ne fassent qu’un tant leur entente est profonde. De Messidor à L’Ouragan il y a donc, pour Dukas, une notable évolution : Zola est devenu un librettiste à part entière.

Debussy va également reconnaître le talent et l’audace de Bruneau. Nous avons évoqué, dans le premier chapitre, la modernité de la musique de Bruneau qui se retrouve dans le Pélleas et Mélisande de Debussy. C’est donc sur ce terrain que vont se diriger les compliments de Debussy. Ce dernier reconnaît en Bruneau un compositeur moderne et indépendant :

 

Il a, entre tous les musiciens, un beau mépris des formules ; il marche à travers les harmonies sans jamais se soucier de leur vertu grammaticalement sonore ; il perçoit des associations mélodiques que d’aucuns qualifient de « monstrueuses » quand elles ne sont simplement qu’inhabituelles[16].

 

Même si à notre époque cela est peu visible, il y a une réelle parenté entre l’œuvre de Debussy et celle de Bruneau. Assurément Bruneau a été un modèle pour Debussy qui, en son temps , ne s’en cachait pas. Voyons ce qu’il écrivait à propos du troisième acte de L’Ouragan :

 

La musique atteint à la tragédie antique par toute l’horreur exprimée du sentiment des personnages, et de cet autre personnage qui plane et hurle déchaîné... la Mer[17] !

 

Rappelons que La Mer de Debussy a été écrit entre 1903 et 1905. Ces mots datent de la même époque. Il ne fait donc aucun doute que Debussy avait en tête la musique de Bruneau quand il écrivit une de ses pièces les plus célèbres.

Gustave Charpentier, dont on ne peut nier qu’il doit beaucoup à Bruneau et à Zola, s’est également beaucoup exprimé en fervent disciple qu’il était du naturalisme lyrique. A l’occasion de L’Attaque du Moulin, Charpentier reprend les termes d’humanité et de vérité chers à Zola :

 

Bruneau nous a donné une œuvre claire, simple comme le sont toutes les belles œuvres, vivante, et surtout humaine. La musique de L’Attaque du Moulin est, avant tout, française. On n’y sent ni l’effort, ni la boursouflure. Les belles et longues phrases enveloppent les héros de Zola d’un vêtement familier. C’est franc et rayonnant [...] Ce qui me fait surtout aimer cette partition c’est qu’au-dessus du décor musical et au fond du drame vibre cette humanité dont les opéras sont avares. L’humanité ! L’avenir du théâtre musical est là. Place aux êtres de chair vigoureuse ! Que luise l’ère des œuvres faites de Vérité, et de Vérité, et encore de Vérité[18].

 

En 1893, Charpentier a donc une vision de l’avenir du théâtre lyrique. Il pressent que le tournant amorcé par Bruneau va se prolonger ; que, plus que jamais, le retour à l’opéra historique ou mythologique est impossible. Charpentier s’inscrit résolument dans la modernité. C’est avec Louise (1900) que Charpentier va réaliser ce qu’il loue dans cet article. Il va alors écrire, à propos de son œuvre, ce qu’il écrivait à propos de Bruneau et Zola :

 

L’Humanité bouillonne. L’artiste n’a plus le droit de penser que rien de ce qui est humain lui puisse être étranger. Le règne de l’art impassible, le règne des conventions et des formules est clos. Celui de la vérité, de la vie, de la pitié, celui de la liberté commence[19].

 

Nous retiendrons enfin les réactions de compositeurs moins connus mais qui étaient des observateurs avertis de leur temps. Charles Koechlin (1897-1950), compositeur et critique musical, s’est largement penché sur l’écriture musicale de Bruneau. Il est le premier à défendre Bruneau contre les critiques faites sur ses défauts d’écriture. Il considère que ces « défauts », hormis quelques naïvetés d’écriture, sont plutôt des audaces auxquelles les oreilles ont du mal à s’adapter. Cette constatation faite en 1921 est d’autant plus vraie qu’en l’an 2000 l’oreille du public est habituée aux dissonances et aux audaces harmoniques. De ce point de vue, l’œuvre de Bruneau est remarquable par ses audaces pour un public des années 1890-1920. Au-delà de cette date, la musique de Bruneau est tout à fait classique et ne choque plus personne. Koechlin avait ainsi une juste vision du travail de Bruneau :

 

On a parlé sans tendresse de son écriture un peu fruste, de certain manque de subtilité harmonique, de contrepoints thématiques auxquels l’oreille reste rebelle. Mais la question, examinée de près, devient assez mystérieuse. Il en est ainsi (avec une autre sorte de musique) chez Berlioz. Ce qu’on appelle ses fausses basses et ses harmonies maladroites sont en général nécessaires à la phrase musicale. Schumann l’avait compris. Quant à M. Bruneau comment préciser l’instant où les défauts deviennent qualités, où les qualités se changent en défauts ? Remarquez bien que cette âpreté, cette lourdeur rustique font partie intégrante de l’idée même et du caractère de ses œuvres. Elles sont voulues, ou du moins réalisées instinctivement par le musicien[20].

 

Rappelons également une phrase lapidaire de Vincent d’Indy qui, nous l’avons vu, était peu sensible aux théories naturalistes mais qui a pourtant écrit à propos de L’Ouragan : « C’est grand et simple[21]. » Nous voyons que même les adversaires les plus acharnés de Bruneau étaient, malgré tout, sensibles à sa musique et à son talent.

Nous ne pourrions finir ce chapitre sans citer Maurice Emmanuel. Emmanuel (1862-1938) est un compositeur peu connu. Il est surtout cité pour son savoir encyclopédique de l’histoire de la musique. Ses ouvrages d’érudition ont masqué son œuvre de compositeur. Nous nous rangeons alors derrière son jugement lorsqu’il écrit cet hommage qui réunit Zola et Bruneau :

Rarement deux hommes se rencontrèrent plus capables d’édifier une œuvre commune, mieux disposés à s’entr’aider. Ils ont la même conception de l’art : on aurait dit d’eux, au XVIIe siècle, qu’ils avaient même « génie ». Tous deux sont des poètes : ils grandissent les gens, ils agrandissent les choses. Ils parlent un langage épique, et ils dramatisent la nature. Elle n’est point pour eux l’objet d’une simple contemplation : ils la sentent vivre devant nous dans des peintures ardentes[22].

 

Les pairs de Bruneau n’étaient donc pas indifférents à son œuvre. Nous pouvons dire que, en partie, leurs jugements font autorité. Il semblait nécessaire de rappeler ce que pouvait penser un Debussy ou un Dukas de cette fructueuse collaboration afin de réévaluer notre jugement actuel à leur égard.

Il nous reste maintenant à étudier une réception particulière de la collaboration Zola-Bruneau : celle d’Etienne Destranges. Ce dernier, musicologue méconnu, a beaucoup publié sur ces drames lyriques et a beaucoup fait pour leur diffusion en France. A ce titre, il mérite que nous lui consacrions un moment afin de mieux découvrir qui il était.

 

III] Etienne Destranges : Une étude analytique et thématique des drames lyriques

            1) Qui est Etienne Destranges ?

Etienne Destranges est peu connu et sa place dans les études zoliennes est inexistante. Pourtant, son œuvre critique à l’égard de la musique, et particulièrement en ce qui concerne les drames lyriques de Zola et Bruneau, est monumentale. Destranges est né à Nantes en 1863. Après avoir été critique musical du Phare de la Loire il devint, en 1890, rédacteur en chef de l’hebdomadaire L’Ouest-Artiste. On dit de lui qu’il fut un fervent wagnérien et sa rencontre, en 1892, avec Bruneau va le mener dans des luttes incessantes pour la reconnaissance du compositeur.

Son œuvre comprend de nombreuses études « analytiques et thématiques » des plus grands compositeurs de l’époque tels Chabrier, d’Indy ou Saint-Saëns. Mais il a consacré une étude à chacun des drames écrits par Zola et Bruneau, ne démentant jamais sa fidélité à l’égard du compositeur. Nous lui devons également Souvenirs de Bayreuth (1888), L’Evolution musicale chez Verdi (1895) ou Les Femmes dans l’œuvre de Richard Wagner (1899), préfacé par Bruneau.

En tant que critique musical averti, Destranges est peu cité dans les ouvrages de musicologie. Il est absent du très bon livre de François Porcile et ne fait l’objet que d’une simple mention dans l’ouvrage de Jean-Max Guieu. Il nous apparaît donc nécessaire de redécouvrir ce critique musical qui semble être l’un des premiers musicologues (le terme est attesté en 1889[23]).

Destranges n’a pas eu beaucoup de contacts avec Zola. Nous connaissons une lettre adressée par Zola à Destranges le remerciant de l’envoi de l’étude sur L’Ouragan quelques jours avant la mort de l’écrivain. En revanche il fut un excellent ami de Bruneau. Destranges a permis la diffusion des œuvres lyriques en province et notamment à Nantes, ville natale du critique. Voici d’ailleurs ce qu’écrit Bruneau à son sujet :

 

Je rencontrai un jeune critique vaillant, indépendant et loyal avec qui je me liai d’une ferme affection. Il se nommait Etienne Destranges. Le « tuyau de poêle » à bords plats qu’il avait adopté comme coiffure immuable contribuait à allonger son individu, de taille déjà très au-dessus de la moyenne. Il brandissait par tous les temps un parapluie fermé et en menaçait les imbéciles, tel Don Quichotte agitant sa lance au cours de ses expéditions. Don Quichotte, il l’était d’aspect et de caractère, toujours prêt à lutter pour les causes qu’il croyait justes et bonnes. Il publia dans son Ouest-Artiste, brave petite feuille hebdomadaire dont il assumait l’inflexible gouvernement, une alerte étude analytique et thématique sur Le Rêve et agit de même, chaque fois que parut une de mes nouvelles partitions, jusqu'à la guerre qui le tua net par les angoisses abominables qu’elle lui causa. Grâce à lui, à son influence énergique et obstinée, à sa vigilance persuasive et infatigable, le théâtre de Nantes fut un de ceux qui m’accueillirent le mieux. Je me reprocherais de ne pas l’attester ici, de ne pas rendre à cet ami fervent l’hommage que ma gratitude lui doit[24].

 

Il apparaissait nécessaire de donner cette citation dans son entier car c’est la seule biographie connue de Destranges. Nous remarquerons au passage avec quelle fidélité Bruneau sait rendre hommage aux amis qui l’ont accompagné dans sa tumultueuse carrière.

Il resterait donc à en savoir plus sur Destranges en se rapprochant des archives de la ville de Nantes dont la bibliothèque municipale possède, par ailleurs, le manuscrit autographe de la partition d’orchestre de L’Ouragan[25].

 

 

 

2) Ses études analytiques et thématiques : un travail de musicologue

En effet, plus qu’un critique musical, Etienne Destranges est un véritable musicologue en un temps où la musicologie en était à ses prémices. Pourquoi cette nuance d’importance ? Destranges fait œuvre de critique musical lorsqu’il écrit ses articles dans la presse et notamment dans L’Ouest-Artiste. Mais dans ses brochures qui paraissent chez Fischbacher son travail est tout autre. Afin de mieux comprendre la forme et les enjeux de ses études nous nous proposons d’utiliser l’étude consacrée à L’Ouragan comme support car elle est représentative de toutes les études précédentes et à venir de Destranges.

Cette brochure comporte deux parties. L’une est consacrée à « L’œuvre littéraire », l’autre à « L’œuvre musicale ». Cette première distinction est intéressante dans le travail que nous menons puisqu’elle reconnaît aux livrets de Zola leur caractère littéraire alors que nombre de critiques de l’époque voulaient le nier.

Dans la première partie, consacrée au poème, Destranges rappelle le travail passé des deux collaborateurs puis se lance dans un très long résumé de l’action, dont aucun détail n’est épargné. Mais il ne se contente pas de résumer l’histoire. Destranges en fait une véritable étude littéraire, au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Il analyse les personnages du point de vue de leur symbolisme sans nier pour autant leur caractère authentique, reproche le plus souvent fait à L’Ouragan :

 

Il importe de dégager le symbolisme propre à chacun des personnages. Tous, admirablement campés, vivent, malgré qu’on en ait dit, d’une vie intense. Cependant, les auditeurs qui, dans une œuvre, cherchent autre chose que l’intrigue, que les émotions, plus ou moins vives, procurées par l’action et le geste, estimeront, avec raison, que les héros de L’Ouragan peuvent être considérés comme de véritables entités[26].

 

Destranges ne fait donc pas le reproche à Zola de faire un livret dépourvu de théâtralité. Il reconnaît à l’écrivain son action de librettiste ; librettiste qui, alors qu’il met en scène des personnages de chair, met en scène des idées. Destranges aura toujours cette constante de reconnaître objectivement les qualités du livret :

 

Je ne crois pas que, cette fois, on puisse rien reprocher à M. Zola sur ce point. Lors de l’apparition de Messidor, on avait discuté, à perte de vue, sur la plus ou moins grande musicalité du texte. Moi-même, dans l’étude thématique consacrée à ce bel ouvrage, j’avais cru devoir faire quelques réserves sur certains passages[27].

 

Vis-à-vis du livret Destranges restera toujours relativement objectif car il n’a pas, avec Zola, le lien d’amitié qu’il possède avec Bruneau.

Destranges s’intéresse également à la réception des œuvres qu’il étudie. Il met à part le public satisfait des critiques musicaux, que des rivalités opposent aux auteurs et dont l’impartialité n’est pas la première des qualités. Il sait également pointer la bêtise et la méchanceté gratuite qui sont inhérentes au milieu de la critique comme l’atteste l’anecdote qu’il nous rapporte :

 

A la répétition générale, un journaliste me disait, au milieu d’une discussion au sujet de l’ouvrage qui se jouait :

- Il n’y a que Zola pour appeler un personnage Gervais !

Et comme, moi, je demeurais stupide, ne comprenant pas :

- Mais oui ! on ne donne pas à un personnage le nom d’un fromage !...

Que répondre à cela ? Laissons dire[28]. 

 

Les études de Destranges sont donc l’objet de « scènes vécues » qui apportent beaucoup à la connaissance de la réception de ces œuvres. Destranges est non seulement un analyste mais également un observateur, qualité due à sa profession de journaliste. Il mêle donc à la fois les qualités du journaliste et celles du chercheur afin de laisser des études solides d’un point de vue musicologique et attrayantes sur le plan anecdotique. Mais passons à son analyse musicale.

Celle-ci occupe plus de la moitié de l’étude. Elle est impressionnante par sa précision et par sa justesse d’analyse. Destranges décrit avec précision chaque période musicale avec ses thèmes et son orchestration. Nous avons vu plus haut que L’Ouragan rassemblait un grand nombre de thèmes, dont le thème de la mer développé sous de nombreuses formes. Destranges va alors mettre en valeur chacun de ces thèmes et expliquer leur symbolique sur ce modèle immuable : distinction du motif et dénomination, signification symbolique et orchestration précise :

 

Le motif de la Mer aboutit, après un court crescendo, à un autre thème auquel je donnerai le nom de thème du Refuge.

 

 

 

Il s’applique à la baie de Grâce et, par extension, à tous les sentiments de paix, de bonté, de béatitude. Il apparaît aux violons, p. (page) 1, m. (mesure) 11 et 12, puis aux flûtes et aux violons, p.2, m.1 et 2.

Au-dessous de ce thème, les clarinettes et les altos déroulent un dessin issu d’un troisième motif. Les flûtes, le cor anglais, les violons et les altos l’exposent, p.2, m.3, 4, 5, 6 superposé à celui de la Mer, -que ramènent les bassons, la clarinette basse, les violoncelles et les contrebasses[29]. 

 

Nous pouvons constater avec quelle précision Destranges analyse l’opéra. Ce travail se poursuit de même pour l’ensemble de l’œuvre. Il est alors possible d’en suivre l’écoute, accompagné par les commentaires du critique, afin d’en bien comprendre la structure et la construction harmonique.

C’est par ce travail que Destranges peut être considéré comme un musicologue au sens moderne du terme. Son travail s’appuie, non pas sur une écoute de l’œuvre, mais sur la partition avec laquelle il travaille pas à pas. Son rôle n’est plus de commenter le drame mais de l’expliquer selon les règles précises de l’analyse harmonique toujours enseignées dans les conservatoires.

Cela n’empêche pas l’auteur d’intégrer, dans son étude, des commentaires purement subjectifs qui font de cette étude un texte vivant. C’est d’ailleurs l’objet de la fin de son étude. Après avoir commenté le livret et la partition, Destranges résume les émotions qu’ont suscitées l’œuvre étudiée tant dans son esprit que dans celui des autres. Il n’oublie jamais de rappeler les paroles des « musicastres qui arrivent à grand’peine à pondre, de loin en loin, une mélodie poussive à l’usage exclusif de quelques salons bien pensants[30] ».

Destranges aime également replacer l’œuvre étudiée dans son contexte historique avec, parfois, un aveuglement dû à son manque de recul :

 

Je ne résiste pas à l’envie de citer un autre exemple. Celui-ci nous est fourni par M. Camille Bellaigue dans un article consacré au poète allemand Grillparze, qui jugeait ainsi l’Euryanthe de Weber :

« Cette musique est abominable. Ce bouleversement de l’harmonie, cette violence faite au Beau aurait été punie par l’autorité aux temps heureux de la Grèce. Une telle musique est contraire à la bonne police ; elle formerait des monstres, si elle trouvait peu à peu accès partout... Cet opéra ne peut plaire qu’à des fous, à des imbéciles, à des savants, à des voleurs de grand chemin et à des assassins. »

Ne croirait-on pas entendre le critique de la Revue des Deux Mondes parler de L’Ouragan ? L’éreintement de Grillparze n’a pas, que je sache, nui à Euryanthe. Celui de M. Bellaigue ne ternira pas davantage la beauté de la partition de Bruneau[31].

 

Certes ! Mais se souvient-on encore, de nos jours, de l’Euryante de Grillparzer et Weber ? L’argument est donc un peu léger et Destranges souffre parfois d’un manque de recul qui nuit à son analyse par ailleurs remarquable.

Nous pourrons enfin critiquer son manque d’objectivité dans des périodes littéraires telles que celle-ci :

 

Aujourd’hui, c’est L’Ouragan, drame de passion tragique, qui vient prendre une belle place dans cette série unique d’ouvrages réunissant, en une fraternelle et féconde collaboration, deux des hommes dont le génie honore le plus justement l’art français[32].

 

Plus qu’un manque d’objectivité, nous verrons-là la trace d’une amitié indéfectible, comme Bruneau savait si souvent les nouer.

 

La réception des drames lyriques de Zola et Bruneau est donc riche d’enseignements. Elle nous éclaire sur ce qu’était le public de l’époque et impose de nous arrêter sur ce qui fut une révolution de l’art lyrique en France. La réception critique nous permet également de mieux comprendre une époque musicale riche de grands noms mais aussi de rivalités et de jalousies. La réception étrangère des drames lyriques nous fait réfléchir sur le retentissement qu’ils purent avoir à l’époque et sur le peu d’écho que nous en recevons aujourd’hui. Enfin, il était bon d’évoquer la personnalité d’Etienne Destranges qui, dans une plus large étude des drames lyriques, aurait toute sa place.

Il convenait ainsi d’achever cette étude par l’évocation d’une figure hors du commun qui méritait de s’inscrire dans le destin commun de Bruneau et Zola qui ont vécu, l’un avec l’autre, une des plus belles pages de leur longue et tumultueuse carrière.

                                  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Alfred Bruneau, op. cit., p. 33

[2] Alfred Bruneau, op. cit., p. 114

[3] Gil Blas du 10 janvier 1890, Emile Zola à Lucien Puech

[4] La Paix du 11 janvier 1890, article de Willy

[5] François Porcile, op. cit., p. 20

[6] Alfred Bruneau, op. cit., p. 33-34

[7] Le Guide Musical, 28 juin 1891

[8] Le Jour du 25 novembre 1893, article de André Corneau

[9] Le Figaro, article de Jules Huret

[10] Alfred Bruneau, op. cit., p. 38

[11] Coll. Puaux-Bruneau

[12] Alfred Bruneau, op. cit., p. 44

[13] Paul Dukas, Revue Hebdomadaire, 3 novembre 1900

[14] Paul Dukas, Chronique des Arts et de la Curiosité, supplément à la Gazette des Beaux-Arts, 27 février 1897

[15] Paul Dukas, Chronique des Arts, 18 mai 1901

[16] Claude Debussy, Revue Blanche, 18 mai 1901

[17] Claude Debussy, Gil Blas, 23 mars 1903

[18] Gustave Charpentier, Gil Blas, 25 novembre 1893

[19] Gustave Charpentier, Le Figaro, 17 mai 1902

[20] Charles Koechlin, Alfred Bruneau, in Le Ménestrel, 26 août 1921

[21] Vincent d’Indy, lettre à Etienne Destranges

[22] Maurice Emmanuel, Prose et Musique. A propose de L’Ouragan, in Revue de Paris, 15 juin 1901

[23] Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1998, p. 2327

[24] Alfred Bruneau, op. cit., p. 46

[25] Simone Wallon, Chronologie des oeuvres d’Alfred Bruneau, in Revue de Musicologie, Fischbacher, 1947

[26] Etienne Destranges, op. cit., p. 17

[27] Ibid., p. 21

[28] Etienne Destranges, op. cit., p. 23

[29] Etienne Destranges op. cit., p. 26

[30] Ibid., p. 63

[31] Etienne Destranges, op. cit., p. 65

[32] Ibid., p. 10

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