L’histoire débute par un dessin ou plutôt par une caricature qui, selon les habitudes du temps, permettait la désacralisation de ce qui apparaissait intouchable. En l’espèce José Engel s’attaque à César Franck et à sa classe du Conservatoire. Sous la férule du maître, quelques élèves assistent au cours. Ils ont pour nom Chabrier, d’Indy ou Messager qui écoutent la parole du maître. L’un d’eux, Ernest Chausson, est mis au piquet alors qu’il est le disciple le plus fervent du compositeur. Bref, nous assistons à une banale scène de cours.
Parmi ces élèves aux noms illustres, est assis un homme à la barbe soigneusement taillée, les lunettes vissées sur le nez et la plume à la main, l’air studieux. Il a pour nom Alfred Bruneau. De ses condisciples il est le moins connu. Et pourtant, son destin de compositeur fut hors du commun.
Quelques années auparavant, un jeune clarinettiste défile dans les rues d’Aix-en Provence au sein d’une fanfare qui accompagne les processions. Il avoue lui-même ne pas avoir l’oreille juste et être incapable de chanter. Il prend pourtant plaisir à jouer. Mais il devra arrêter la musique afin de consacrer son temps au journalisme et à la littérature. Ce musicien amateur a pour nom Emile Zola et est devenu l’un des plus grands romanciers français.
L’histoire retient que la rencontre entre Emile Zola et Alfred Bruneau fut une aventure humaine superbe et intense. Pourtant, il est nécessaire d’aller au-delà de l’anecdote et de comprendre enfin ce qu’est, pour Zola, la musique.
La jeunesse de l’écrivain est riche en aventures musicales, comme nous venons de l’évoquer. Monté à Paris, il devient un fervent défenseur de Wagner contre les sots qui ne comprennent pas la modernité de sa musique. En dépit de cet engagement en faveur d’une musique moderne Zola est aussi celui qui méprise la musique. Voilà comment il en parle en 1891 :
Finies
mes amours avec ma clarinette, je fis profession d’une certaine haine envers la
musique. Je me rencontrais d’ailleurs sur ce point avec nombre de littérateurs.
Vous savez que ni Hugo, ni Gautier n’aimaient les orchestres ? La fameuse
phrase de Gautier : « La musique est le plus cher de tous les
bruits. » vous reste certainement en la mémoire. Je voyais aussi à ce
moment Flaubert qui, lui, ne pouvait pas souffrir la musique. Il y a mille
boutades de lui à ce sujet. J’acceptais les mêmes opinions. Je nourris même
contre l’opéra une certaine haine et je ne me gênais pas pour le déclarer
souvent. [...] J’affectais même le plus vif mépris pour l’art des doubles et
des triples croches[1].
Comment Zola a-t-il pu évoluer en ce qui concerne la musique pour en arriver à écrire des livrets d’opéras et à prendre au sérieux son emploi de librettiste ? C’est la question qui sous-tend toute cette étude. Bien sûr, l’élément de réponse le plus probant est sa rencontre avec Alfred Bruneau. Le jeune compositeur a su séduire le déjà vieil écrivain par son indépendance d’esprit et sa conception originale de la musique lyrique.
Pour Zola, cette rencontre est
décisive. Elle l’est également pour Bruneau qui, très souvent, n’oubliera
jamais de rappeler que son âme de compositeur grandit à l’ombre du créateur des
Rougon-Macquart.
Comprendre cette évolution dans les conceptions musicales de l’écrivain nous incite à évoquer quatre grandes questions. La première ne sera pas traitée car elle demande une étude plus large afin de pouvoir s’y intégrer. Elle concerne la place de la musique dans l’œuvre romanesque de Zola. De Nana à L’Œuvre en passant par Pot-Bouille les mentions faites à la musique sont nombreuses et accompagnent parfois l’action romanesque avec beaucoup de force. C’est justement le cas dans Pot-Bouille avec l’épisode musical chez Mme Duveyrier que nous reproduisons sur le disque accompagnateur : Le chœur des Huguenots de Meyerbeer (Plage 1[2]).
Le deuxième axe choisi regroupe les premières œuvres de Zola mises en musique par Bruneau avec Louis Gallet pour librettiste. Le Rêve et L’Attaque du Moulin sont l’occasion de comprendre les mécanismes qui régissent le passage de la prose romanesque au poème lyrique. Nous y verrons la naissance du naturalisme lyrique avec ses forces et ses déboires.
Le troisième axe concerne le Zola effectivement librettiste. Nous suivrons Zola dans son apprentissage du métier de librettiste et le verrons se passionner pour la musique et l’opéra en particulier. Cette partie s’attachera également à démontrer que ce « troisième Zola », comme est appelé le Zola d’après les Rougon-Macquart, garde toute sa cohérence avec ses œuvres précédentes. Du Zola journaliste au Zola utopiste, librettiste et photographe il n’y a pas rupture ou incohérence. Il est possible de trouver une certaine continuité dans les différentes facettes de l’écrivain.
Enfin, le quatrième axe s’appuiera sur la réception de ces drames lyriques écrits par Zola et mis en musique par Bruneau. Nous étudierons l’accueil du public, celui de la critique mais également celui des musiciens contemporains. Nous évoluerons parmi des amitiés indéfectibles mais aussi au milieu de haines inextinguibles et de conflits de générations ou d’écoles. Ce sera l’occasion de faire revivre une figure inconnue de l’analyse musicale qu’est Etienne Destranges, que nous pouvons déjà considérer comme l’un des premiers musicologues (la musicologie étant une science toute récente pour l’époque).
Globalement, cette étude visera à remettre la musique au cœur de l’œuvre de Zola et à rendre justice à Alfred Bruneau, compositeur méconnu, qui fut pourtant à l’origine d’une véritable révolution au sein du monde très conservateur qu’est le genre lyrique. Une fois cette étude achevée il nous restera à conclure sur la permanence actuelle de ces œuvres et sur le travail qu’il reste à accomplir à ce propos : étude globale de la musique dans l’œuvre romanesque de Zola, exploration des riches archives conservées par Lise Puaux, recherche de documents inédits égarés, ...
Voyons donc sans plus tarder pourquoi et comment Zola a pu écrire en 1891 :
Mais
tout a changé ; j’ai vu des musiciens, j’ai causé beaucoup avec de mes
amis, j’ai lu beaucoup de livres sur la musique, Bruneau est venu, et me voici
de nouveau intéressé par l’art que je dédaignais[3].
[1] Emile Zola, article de Auguste Germain, Juin 1891 (Auguste Germain : Chroniqueur, romancier et auteur dramatique, né à Paris en 1862. Ecrivain spirituel, joignant la gaieté à l'ironie, il s'est occupé surtout de choses de théâtre. Il a publié des fantaisies parisiennes et des romans : Christiane (1887) ; les Agences dramatiques (1891) ; Bichette (1892) ; Nos princes (1893) ; Théâtreuses (1895) ; En fête (1898) ; Polichinelles (1898) ; Les Etoiles (1900). Il a donné des pièces où l'on trouve un souffle joyeux de satire légère avec des mots amusants, vifs et drus : La Paix du foyer (1890) ; Famille ! (1894) dont le succès a été très grand ; Volte-face (1895) ; L'Etranger (1897) ; Nuit d'été (1899) ; L'amour pleure et rit (1899). On lui doit aussi un ballet, Phryné (1896). Il a écrit souvent sous les pseudonymes de Monsieur Tout le Monde et de Capitaine Fracasse - source : Michel Gasse, d'après un vieux Larousse ...)
[2] Les numéros de plage renvoient au C.D. accompagnateur.
[3] Emile Zola, Entretien donné à Auguste Germain, Juin 1891