Yves Boisset : Le cinéaste le plus censuré de France



CHARLIE HEBDO : En plus de trente ans de carrière, pratiquement pas un seul de vos tournages ne s'est déroulé sans complications : censure, menaces, attentats, pressions diverses ... Ce n'est pas un peu pesant à la longue ?

YVES BOISSET : C'est un choix. On ne peut pas pleurnicher, parce qu'on sait à peu près ce qu'on risque quand on choisit de traiter tel ou tel sujet. Des salades, effectivement, j'en ai eu presque à chaque film. Ca a commencé en 1970 avec Un condé. Le film a été interdit totalement pendant plus de six mois, il y a eu douze minutes de coupées et une scène entièrement retournée : un interrogatoire de police particulièrement musclé. Cela dit, grâce à cette interdiction, le film a eu un succès qu'il n'aurait sans doute pas eu autrement. M. Marcellin était un exécrable ministre de l'Intérieur, mais c'était un excellent agent de presse.

Le cas le plus célèbre reste celui du Juge Fayard, dit "le Sheriff", sur l'assassinat du juge Renaud, avec les fameux "bip" remplaçant le mot "SAC".

Là encore, la censure s'est complètement retournée : dans les salles, à chaque bip, les gens gueulaient "SAC !". Mais ça n'a pas empêché les emmerdements. Un soir, des mecs me sont tombés dessus en bas de chez moi, m'ont cassé le nez, entre autres. Ma bagnole, qui était rangée sur le trottoir, était entièrement défoncée à coups de masse, toutes les vitres explosées, sauf celle du conducteur, sur laquelle ils avaient marqué "bip-bip". Je passe sur les menaces téléphoniques sur mes enfants ... Mais le plus drôle, c'est quand il y a eu la commission d'enquête parlementaire, et qu'on m'a demandé de venir témoigner sur ce que je savais du SAC. On vient me chercher avec deux voitures blindées pleines de flics, on m'amène toutes sirènes hurlantes à l'Assemblée nationale, on me fait entrer pas les souterrains, encadrés par des types avec fusil à pompe. Pendant une heure et demie, on me pousse au crime, on veut me faire dire des choses que j'ignore. Et, à la fin, on me dit : "Merci, monsieur, vous avez été très courageux ..." Et on me lâche dans la rue, à pied. Je suis rentré en métro chez moi.

Vous vous êtes souvent frotté à l'armée. La dernière fois, c'était pour L'Affaire Dreyfus.

Le film a pu se tourner grâce à François Léotard, qui a été vachement bien sur ce coup-là -et on ne peut pas dire que j'ai beaucoup de tendresse pour ce garçon. Il nous a ouvert l'Ecole militaire et le mont Valérien, contre l'avis de la totalité de l'état-major, y compris les socialistes. Quand je suis allé à l'Ecole militaire, le général commandant l'établissement m'a convoqué dans son bureau, et m'a dit : "Je suis militaire depuis trente-cinq ans, et jamais je n'ai reçu un ordre aussi honteux. Vous n'aurez pas un homme, un bouton de guêtre, un fusil, au-delà des ordres écrits et spécifiques !" Et il termine en me disant : " Monsieur, est-ce que vous pouvez me soutenir, les yeux dans les yeux, que vous pensez une seconde que le Juif était innocent ?" Ca se passait quand même en 1994 ... Et, ce qui est extraordinaire, c'est que tout ceux dont la carrière remontait à avant la guerre d'Algérie avaient le même état d'esprit. Ils avaient été élevés dans le religion que Dreyfus était coupable et que toute l'affaire n'était qu'un vaste complot judéo-maçonnique pour abattre l'armée française. Alors que les jeunes officiers, au contraire, étaient plutôt intéressés, me demandaient de leur passer des bouquins ...

Vous avez tourné Le Tunnel, sur le Somport et la vallée d'Aspe, pour TF1. C'est plutôt curieux.

J'ai d'abord fait un reportage pour "Envoyé spécial". Il était extrêmement parlant, puisque, avec une admirable unanimité, tous les politiques du coin, Bayrou et Alliot-Marie en tête, ont demandé son interdiction. Mais Bourges, qui était président de France Télévision à l'époque, m'a soutenu et le reportage est passé. Résultat, j'apprends que je suis interdit de séjour dans les Pyrénées ... Donc, je décide d'enfoncer le clou et de faire un film de fiction : Le Tunnel. Et, honnêtement, sans penser à mal, je le fais pour TF1. Dès mon retour à Paris, après un tournage western dans les Pyrénées -les décors ont été incendiés, on se faisait attaquer à coups de caillasses, la nuit on se faisait tirer dessus-, Le Lay me téléphone et me dit : "Vous êtes complètement malade, vous avez tourné un film pour expliquer que les entreprises de Bouygues sont une bande d'escrocs qui n'hésitent pas à proférer des menaces de mort et à tuer un type !" Et vraiment, ce que je ne savais pas, c'est qu'un certain nombre des entreprises étaient des filiales de Bouygues ... Finalement, comme tout le monde avait parlé de l'affaire et qu'il y a eu un papier dans Le Canard enchaîné, ils ont quand même passé le film. A 10 heures du soir, un jour de départ en vacances ...

Justement, du fait que ce sont aujourd'hui les premiers producteurs de cinéma, les chaînes de télévision sont aussi les premiers censeurs, non ?

Complètement. Mais le vrai problème du cinéma, c'est que, depuis une quinzaine d'années, il est impossible de faire un film qui dérange vraiment. Vous ne trouverez jamais le financement. Si vous vous intéressez à un sujet gênant -le commerce des armes, par exemple-, vous commencez par recevoir des coups de téléphone d'amis qui disent : tu ne vas pas faire ça, ce serait faire le jeu de la droite, etc. Si vous les envoyez balader et que vous persistez, quinze jours plus tard vous avez une vérification fiscale personnelle approfondie et votre producteur reçoit un troupeau de polyvalents qui le foutent en faillite en un mois (C'est ce qui est arrivé à Yves Boisset en 1984, alors qu'il travaillait au projet d'un film sur le commerce des armes, Les Seigneurs de la guerre.) Ca fait passer l'envie. Vous pouvez remarquer que, depuis le milieu des années 1980, il n'y a pas eu en France un seul film politiquement dérangeant. Qu'on ne me dise pas que La Haine, c'est le must des constats sociaux. C'est peut-être un bon film romantique, mais ça s'arrête là.

Est-ce qu'il n'y a pas aussi une censure des distributeurs ?

Elle a toujours existé. Mais ça ne s'arrange pas avec le renforcement des monopoles et la disparition des indépendants. UGC, Pathé, Gaumont et Karmitz choisissent à eux quatre la totalité des films que les gens verront ou ne verront pas. Et le phénomène est presque plus important encore avec les films étrangers. Par exemple, il y a des cinématographies étrangères complètement ignorées, et d'autres qui, tout d'un coup, reçoivent des appuis énormes. Quand on découvre que le cinéma iranien, c'est formidable -ce qui est vrai, mais ce n'est pas le seul-, la perspicacité des critiques n'a rien à y voir.

Je suppose qu'il y a des projets de film qui vous tenaient à coeur et que vous n'avez jamais pu tourner ?

L'une des principales raisons pour lesquelles j'ai abandonné le cinéma pour la télé -en dehors du fait que j'ai fait des films qui se sont plantés, c'est clair-, c'est que je ne pouvais plus faire ce que je voulais. En revanche, pendant un moment, la télé permettait de traiter certains sujets. Mais j'ai peur que l'étau se resserre, parce que je me retrouve aujourd'hui dans la même situation qu'au cinéma dans les années 1990. Je ne peux pas dire qu'on veut m'empêcher de travailler ou qu'on est très méchant avec moi, pas du tout. Mais on me propose plutôt de faire des Julies Lescaut.

Je suis producteur, je vous laisse carte blanche. Vous tournez quoi ?

J'ai l'embarras du choix. En ce moment, je travaille sur un projet qui s'appelle Le Pouvoir de l'ombre , qui raconte comment on amène un quasi-arriéré mental à abattre un personnage au demeurant tout à fait haïssable, pour protéger le chef de l'Etat. Je travaille avec un journaliste d'investigation et on s'est aperçus qu'on avait la même thèse sur l'affaire Bousquet ... La question qu'on se pose, c'est comment un type comme Christian Didier, qui est à moitié débile et qui vit dans un foyer Sonacotra, fait pour se procurer des documents à en-tête du ministère de la Justice, rédigés d'une manière suffisament crédible pour que le secrétaire de Bousquet aille le chercher pour signer une décharge au soi-disant coursier du ministre ? C'est très troublant. Celui-là, je vous dirai dans un an ou deux si j'ai pu le tourner ...

Propos recueillis par Gérard Biard

Charlie Hebdo du 27 décembre 2000

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