Massenet
Ecrit par Alfred Bruneau
1934
Première partie
SOUVENIRS
I
Préambule
Les biographies de Massenet abondent, dithyrambiques ou aigre-douces. On me demande aimablement d'y ajouter les lignes suivantes
, d'évoquer devant vous, de la sorte, l'image d'un des grands compositeurs français qui enflammèrent ma jeunesse,
qui s'appelaient, outre Massenet, Hector Berlioz, enfin vengé des incompréhensions, des stupidités, des outrages anciens,
Charles Gounod, Camille Saint-Saëns, Ernest Reyer, Georges Bizet, César Franck, Edouard Lalo, Emmanuel Chabrier,
et qui gardent ma piété. En acceptant, je n'ai point l'ambition ni l'impertinence, croyez-le, de surpasser mes prédécesseurs. J'obéis
simplement à l'attrait que l'on m'offre de tourner sous vos yeux les pages d'un temps splendide et lointain. Massenet fut
mon maître ; j'eus la joie de l'approcher non seulement durant les heures, si belles pour moi, qu'il voulut bien consacrer à mon éducation musicale
, mais jusqu'au bout de sa glorieuse carrière ; je l'ai respectueusement et affectueusement observé et j'ai gardé
de lui un souvenir très précis, très ému. Je crois donc pouvoir vous montrer un Massenet vivant et ressemblant, dégagé des légendes hyperboliques qui accompagnent généralement tous
les hommes illustres et empêchent malheureusement la postérité de les voir tels qu'ils furent. D'une manière ou de l'autre, je rendrai à son génie l'hommage que lui doivent ma gratitude
et mon admiration.
II
La première classe de Massenet au Conservatoire
Je n'ai commencé de connaître personnellement Massenet que le jour où il fit sa première classe au Conservatoire.
Je ne l'avais jamais encore rencontré et j'étais impatient de contempler ses traits, de savoir si j'y trouverais l'expression malicieuse et captivante
dont témoignaient ses innombrables photographies qui, mêlées à celles des célébrités de l'époque, ornaient
particulièrement l'étalage des boutiques sur quoi se posaient souvent mes regards. Mais je subissais, comme tout le
monde, l'inimaginable prestige qu'exerçaient alors son nom et ses ouvrages. Inimaginable est le seul mot qui traduise exactement ma pensée. Aucun artiste du temps
présent ne possède à un titre égal la popularité conquise par Massenet dès ses débuts. Si La grand'tante, bref lever de rideau, malgré l'interprétation
de Capoul et d'Heilbronn, la future créatrice de Manon, et DonCésar de Bazan, en dépit du talent
incisif de Galli-Marié, laissèrent assez froids les habitués de l'Opéra-Comique, en revanche Marie-Magdeleine,
aux Concerts Colonne, sous l'impulsion ardente de Pauline Viardot ; Les Erynnies, à l'Odéon, où les imposa
l'autorité olympienne de Leconte de Lisle ; Eve, aux séances de l'Harmonie Sacrée, que venait de fonder Charles
Lamoureux ; des suites d'orchestre, des poèmes lyriques, et enfin Le Roi de Lahore, à l'Opéra, avaient justement enthousiasmé les foules. Après
ces éclatants triomphes, François Bazin étant mort, sa chaire de professeur de composition, de contre-point et fugue au
Conservatoire échut sans conteste à Massenet.
Je dis bien : composition, contre-point et fugue. Jadis la pédagogie de ces différentes "spécialités" se pratiquait en même temps, sous
les ordres du même maître, dans la même classe. Il n'en est plus ainsi maintenant. Le Conservatoire a deux professeurs de
contre'point et fugue et deux autres professeurs de composition. On n'aborde point la composition avant d'avoir
achevé le contre-point et la fugue. C'est logique et excellent
.
Anbitionnant de recevoir un enseignement auquel j'attribuais tant de vertus, j'eus l'audace extrême de solliciter administrativement cette faveur insigne et la chance providentielle
de l'obtenir. Désigné par le directeur de notre école pour entrer chez Massenet, je franchis le seuil de la vaste pièce qui allait
être notre salle d'étude et que meublaient uniquement un piano, une chaise et des tabourets de bois. Mes onze
condisciples y étaient déjà réunis, silencieux, un peu intimidés, je crois, semblables à moi-même, au demeurant, bien que l'objet de leur trouble et du mien
fût encore absent. On n'entendait que le bruit des omnibus et des fiacres écrasant le pavé du faubourg POissonnière. - En 1878, le Conservatoire avait là son vieux domicile que nous
aimions et que nous regrettâmes, accoutumés à l'incommodité du lieu, ne nous doutant guère qu'un "central téléphonique",
d'architecture ultra-moderne, remplacerait les chers murs désuets, berceau de nos espérances et de nos rêves.- Brusquement,
la porte s'ouvrit et Massenet apparut, suivi d'Ambroise Thomas et d'Emile Réty, le serétaire général qui formaient à eux deux le gouvernement de la maison vénérable
Nous nous levâmes, pleins de déférence, et aussitôt Ambroise Thomas nous présenta gentiment à Massenet, puis,
emmenant Réty, organisateur de cette intronisation exceptionnelle, se retira discrètement.
Massenet ressemblait à ses portraits. Avec son air d'ironique gaminerie, on aurait pu le prendre pour notre
drère aîné, si le petit ruban décorant la boutonnière de sa veste n'eût requis une considération supèrieure.
Le visage entouré d'une courte barbe blonde, -il ne garda plus tard que la moustache- les longs cheveux s'ajoutant à un front magnifique, les yeux pétillant d'espiègle curiosité, le geste souple
et enveloppant, il réalisa sur le champ l'idéal que je m'étais forgé de lui. D'un joli mouvement, il alla s'asseoir devant
le clavier ; de sa voix chaude, caressante, pénétrante, il déchiffra nos modestes essais et il ne manqua point d'adresser à chacun
de nous une indulgente phrase flatteuse. N'a-t-il pas écrit, en parlant d'un de ses cours, des lignes confirmant ma
propre impression ? Je les détache non sans plaisir du livre où elles figurent (
Mes Souvenirs, 1848-1912, Jules Massenet, Pierre Laffite et Cie, éditeur, Paris).
Vous en goûterez l'aimable grâce :
"Vous l'avouerai-je ?
J'étais heureux et fier de m'asseoir sur cette chaise, dans cette même classe où,
enfant, j'avais reçu les conseils et les leçons de mon maître. Mes élèves ..., je les considérais comme d'autres
nouveaux enfants, plutôt comme des petits-enfants dans lesquels pénétrait cet enseignement reçu par moi et qui
semblait filtrer à travers les souvenirs du maître vénéré qui me l'avait inculqué.
Les jeunes gens auxquels j'avais affaire semblaient presque de mon âge, et je leur disais, en manière d'encouragement,
pour les exhorter au travail : "Vous n'avez qu'un camarade de plus, qui tâche d'être aussi bon élève que vous!"
Mes principaux compagnons, musiciens hors de pair, étaient Gabriel Pierné, exécutant prestigieux, il y a cinquante-trois
ans, de ma cantate à l'Institut où nous nous retrouvons encore maintenant ; Lucien Hillemacher, cadet de Paul,
qui le précéda à la Villa Médicis avant d'être son collaborateur ; Georges Marty, qui tint si fermement la bâton
de chef d'orchestre à la Société des Concerts ; Paul Vidal, parti prématurément, hélas ! comme Hillemacher et Marty.
Tous les quatre méritèrent tour à tour le prix de Rome. Il y avait aussi Ernest Chausson, également disparu trop vite et qui,
malgré l'échec de sa mise en loge, se révéla si hautement dans le domaine instrumental, quand César Franck l'y guida.
Aux douze disciples réguliers, officiels, se joignirent de nombreux auditeurs bénévoles français, belges, italiens, allemands, anglais,
qui, grimpés derrière nous sur des bancs apportés à leur intention, écoutaient délicieusement la leçon et suivaient
de l'oeil les textes que Massenet analysait passionnèment.
III
L'Enseignement de Massenet
Les autres professeurs de composition étaient Henri Reber, précédant le délicieux Léo Delibes qui, lorsque
lui fut offerte cette fonction, objecta qu'il ne savait pas la fugue :"Vos élèves vous l'apprendront", lui répondit,
persuasif, Ambroise Thomas, - et Victor Massé, suppléé par le doux Ernest Guiraud, producteur insouciant, distrait, qui, à
défaut d'oeuvres marquantes, laissa un enviable souvenir de bonté exquise et dont la meilleure gloire est
d'avoir assuré les premiers pas de Claude Debussy et de Paul Dukas. Les candidats aux récompenses leur préféraient Massenet
et ne songeaient qu'à occuper une place, humble ou non, dans sa classe.
Celui-ci, plus "calé" que Delibes, n'ignorait rien de la fugue, examinait assez rapidement quelques-unes
des nôtres, vérifiait en hâte le bien-fondé de nos "divertissements" et confiait à Lucien Hillemacher, promu
par lui au rang de moniteur, le soin d'améliorer tous nos contre-points. La grande affaire qui justifiait sa
présence et sa sollicitude, c'était naturellement la composition et jamais, je crois, conseils à cet égard ne valurent les siens. Il
jouait nos scènes lyriques au piano, les métamorphosait de ses alertes mains magiques, créait immédiatement, des
vulgaires touches blanches et noires, leur innombrable couleur orchestrale, les déclamait avec une ardeur saisissante, amplifiait
ainsi leur sentiment dramatique. Il ne nous poussait ni vers la musique de chambre, sonates, trios ou quatuors, ni
vers la symphonie, et je ne me souviens pas qu'aucun de nous ait eut l'idée de lui en apporter un échantillon. Ce
sera ma seule objection. Homme de théâtre essentiellement, il ne se plaisait que dans l'atmosphère du théâtre. Mais
il exigeait de nous, néanmoins, l'irréprochable équilibre tonal. "Où allez-vous, où allez-vous ?", interrogeait-il fiévreusement, anxieusement, quand notre fantaisie nous
incitait à des modulations dangereuses et déréglées ... D'un impératif coup de crayon, il rectifiait nos erreurs, calmait
notre indépendance, nous indiquait le bon chemin.
Des gens peu scrupuleux ont prétendu que ses élèves imitaient sa manière et qu'il se dispensait de les en
détourner. Mensonges ! Certes, à tous les coins de Paris, de province et de l'étranger, on a "fait du Massenet", après
avoir "fait du Conservatoire". Pas au Conservatoire. Massenet s'y serait énergiquement opposé, car l'originalité lui
semblait une vertu qu'il s'efforçait de développer en nous et non d'atténuer. Cependant il désirait que nos
travaux eussent un signe de parenté, qu'ils fussent "de la classe", comme il disait. Trouvait-il une de nos
pages conforme à sa doctrine, elle était "de la classe" ; la jugeait-il d'une orthodoxie suspecte, elle n'était
pas "de la classe". Sansl'avouer, il redoutait pour nous l'influence commençante et grandissante de César Franck. Par
une maladroite combinaison, le cours d'orgue de ce dernier avait lieu quelquefois les mêmes jours et aux mêmes heures
que le cours de composition de Massenet. Trois ou quatre apprentis compositeurs figuraient au nombre des
apprentis organistes et il nous arrivait souvent d'apercevoir Franck, entre-bâillant timidement notre porte, interrompant
à regret nos ébats, murmurant :
"L'un de ces messieurs ne voudrait-il pas, une petite minute, me tenir compagnie ?"
-Allez allez !", répliquait alors rageusement Massenet, plein de feinte condescendance.
Mais la leçon ne se bornait point à l'attentive et patiente correction de nos devoirs. Massenet, la complétant, envoyait
chercher à la bibliothèque les partitions anciennes et modernes où il puisait, pour nous en émerveiller, tant
de précieux exemples. Gluck était fréquemment mis à contribution. J'ai entendu, au courant de ma longue existence, les
plus notoires artistes lyriques chanter l'air célèbre : "Divinités du Styx". Aucune d'elles ne s'y montra
jamais comparable à Massenet, n'y égala sa force expressive. De tels instants, vous le comprenez bien, sont inoubliables.
IV
Massenet en habit vert et dans l'intimité
Le décès de François Bazin avait laissé libre un fauteuil au Palais Mazarin. Massenet, Saint-Saëns, Boulanger,
Membrée et Duprato manifestèrent le désir de succéder sous la coupole à l'auteur du Voyage an Chine.
Massenet y réussit, au second tour de scrutin, battant Saint-Saëns qui en ressentit un violent courroux. On
raconte que Massenet, le soir même de l'élection, dépêcha bien aimablement à Saint-Saëns un télégramme ainsi conçu : "L'Institut
vient de commettre une grande injustice." et que ce dernier répondit : "C'est tout à fait mon avis."
Je ne garantis pas l'authenticité de cette histoire, très vraisemblable cependant et très significative du
caractère des deux hommes qu'une rivalité opiniâtre, soigneusement cachée par l'un d'eux, ne cessa de diviser.
J'aurai l'occasion de vous parler plus loin du rôle que, sur le tard de ses jours, joua Massenet à l'Académie.
Je désire adopter l'ordre chronologique de mes souvenirs et, restant à l'époque où il revêtit l'habit vert, vous
emmener tout de suite dans son intimité !
Ceux d'entre nous que Massenet destinait au Concours de Rome, il les invitait généreusement le dimanche
à passer la matinée chez lui, rue du Général-Foy, afin de les initier aux mystères de l'orchestre. Un hasard
m'a permis de reconstituer par la pensée, il y a quelques années, le tableau de ces heureuses séances. Mon
ami Antoine Banès, qui administrait alors le musée de l'Opéra, inaugurait, dans les somptueux locaux de ce musée, une
petite salle entièrement consacrée à Massenet, au culte fervent de sa haute mémoire. Je voulus la visiter.
Les fenêtres de cette salle s'ouvrent sur la rue Auber, pleine de passants affairés ou flâneurs, de voitures, de
camions lourds et fracassants, dont les cochers, les chauffeurs s'invectivent tumultueusement. Au dehors, c'est la
foule hurlante et bondissante ; ici, c'est le calme et le recueillement, c'est ce qui reste d'une vie prodigieuse, d'un
labeur inouï, d'une force irrésistible et infatigable.
Quel saisissement j'ai éprouvé en entrant là, en soulevant d'une main tremblante le pesant rideau qui sépare
ce sanctuaire intime des immenses galeries où se pressent les lecteurs studieux et parfois les oisifs renseignés
qui n'hésitent pas à s'y réfugier, quand l'hiver est dur, sachant qu'un bon calorifère gratuit les réchauffera, les
ragaillardira, leur rendra le courage d'achever leur coutumière promenade interrompue
.
Immédiatement, sans avoir le temps de parcourir les murs et de s'y fixer, mon regard aperçoit et retrouve
deux objets entre tous précieux : le bureau-piano du maître et son fauteuil. Le fauteuil tournant et
basculant dont le siège et le dossier sont seuls garnis d'une vague et incolore moleskine et dont les bras,
privés d'étoffe, n'ont aucune élégance, fauteuil semblant appartenir à quelque employé ponctuel et consciencieux. On
sait que Massenet, continuellement courbé dans son interminable besogne fiévreuse d'écriture, ne s'y étalait
pas pour réfléchir, rêver, calmer un moment ses nerfs exaltés. Une tâche incessante, démesurée, impitoyable, l'y
clouait rigoureusement.
Le bureau-piano a l'apparence d'une table habituelle en bois verni. Son dessus est de cuir vert, très usé, bordé
d'un étroit filet d'or. Une planchette s'abaisse et laisse voir un clavier de Pleyel habilement dissimulé. Au
côté droit de ce clavier est un carré argenté où sont tracées les lignes suivantes, dans la disposition que
je reproduis exactement :
Cléôpatre Hérodiade1879-1880-81
Paris, 14 novembre 1878 Le Cid1884-85
J. Massenet Biblis86
Panurge1910-1911 Werther(Etretat) 85-87 terminé ici
Esclarmonde88
Le Mage89
Thérèse1906
Bacchus1907
Don Quichotte1908
Et pourquoi pas
Thaïs, Griseldi, le Jongleur de Notre-Dame et tant d'autres qui, certes, furent
aussi composés sur cet instrument ? ... Je ne me l'explique point.
J'ose effleurer, de mes doigts timides, les touches jaunies et voilà que des sons grêles, comme lointains,
aux tintements féeriques d'harmonium frappent mes oreilles. Ces sons étonnants, je les ai entendus déjà ; je
les reconnais, et, soudain, ma jeunesse frémissante, véhémente, se dresse devant moi. Je me rappelle les
beaux dimanches de jadis. Mon coeur battait dès que je commençais à gravir l'escalier qui me conduisait à
l'appartement du "patron". Le cordon de la sonnette m'inspirait des effrois et des irrésolutions, non que
Massenet fût sévère, mais je souhaitais de le contenter par les très pauvres esquisses que j'allais lui
présenter et je craignais d'y échouer. Je pénétrais jusqu'à sa chambre à coucher - il n'eut jamais de cabinet
de travail ; il dormait peu et, dès qu'il s'éveillait, avant l'aube, il quittait son lit pour s'asseoir dans
le fauteuil dont je vous ai parlé - et je le trouvais devant son bureau-piano que j'ai essayé de vous décrire.
Il ne portait pas encore la robe rouge et la calotte pourpre qu'il adopta pour le confort de sa réclusion obstinée
et qui le faisaient ressembler à un juvénile cardinal. Il passait sur sa chemise de nuit un ample vêtement
quelconque où il savait être à l'aise, s'empressait de commencer sa besogne quotidienne. Il approchait
alors de la quarantaine, gardait ses allures de gamin, ne nous opprimait, pas plus chez lui qu'à la classe, du
joug de son autorité. Je n'étais point fier, néanmoins, en posant sur la tablette du meuble, aujourd'hui
vénérable, mes feuillets épars. Il les lisait, les approuvait ou les condamnait avec la même bonne humeur et,
quand il avait un doute, cherchait de ses deux mains tâtonnantes, à l'éclaircir sur le clavier,
caché là ... Cela justifie, n'est-ce pas ? l'émotion que j'ai ressentie en écoutant les frêles notes frissonnantes
du vieux piano évocateur.
V
Les Manuscrits de Massenet
Pendant ces entretiens familiers, Massenet nous tenait au courant de son énorme production, de ses projets
illimités, de ses désirs rarement assouvis, et il nous montrait ses partitions ébauchées, ce qui était pour
nous un enseignement sans égal. Dans la pièce où Antoine Banès m'a introduit, deux vitrines contiennent tous
les manuscrits du maître ... Il m'autorise à les parcourir. Quel éblouissement! Pas une rature - je le savais -
pas une tache - cela m'étonne.- Ils ont donc évité le contact salissant des graveurs ?... Je sors doucement
de son abri celui d'Hérodiade. Comme les autres, il s'enrichit de très curieuses annotations, rapidement
jetées au bas du papier, entourées d'un cercle d'encre, et où se déroule, en un saisissant raccourci, la vie
sentimentale et artistique de Massenet. Je ne commettrai aucune indiscrétion et me bornerai à vous citer
quelques-unes d'entre elles qui me semblent intéressantes et révélatrices de sa nature inquiète, inlassable,
facilement affligée, sensible aussi bien à la gaieté d'un rayon de soleil qu'à la mélancolie d'un sombre
nuage.
"Vendredi, 5 mars 80 -Dîner ce soir H.G.- Retour en voiture : je ne me couche pas et je termine cet acte dans
la nuit."
"Mardi, 27 avril 80, matin -Il y a trois ans qu'à pareille époque avait lieu la première du
Roi de Lahore
à l'Opéra : 27 avril 1877"
"Jeudi, 29 avril 80 -Première communion de Juliette." (C'est sa fille dont le nom revient souvent sous
sa plume.)
"Dimanche, 2 mai 80 -10h du matin ; à 11 heures, essai de l'estrade pour
La Vierge de l'Opéra."
"Vendredi, 6 août 80 -11h1/2 du matin - Je m'arrête, il pleut à torrent. Hier, au Conservatoire, distribution
des prix. On me remet les palmes académiques : explosion de joie !..."
"Passy, midi, 15 août 80 - On transporte un grand arbre au milieu du jardin." (Alexandrin probablement
involontaire, improvisé dans le parc affectionné d'une demeure amie et fastueuse où, comme tous mes camarades, lauréats
de "la classe", j'ai déjeuné en récompense de mon concours de Rome."
"Lundi, 30 mars 81 -Temps gris, pleure depuis hier."
"Dimanche, 28 mai 81 -6 heures du soir - dix heures de travail."
"Lundi, 30 mai 81 -Tristes jours à passer : j'attends solution Opéra et Opéra-Comique."
"Jeudi, 16 juin 81 -Toujours triste de tout." (La solution attendue l'avait-elle déçu ?)
Voyons à présent
Manon : "Je commence l'orchestre dans la nuit du 6 au 7 mars 83, tristement."
"Paris, dimanche 11 mars 83 -Bonne journée de travail."
"Gand, vendredi 16 mars 83 -Grand froid, 7 heures 1/2."
"Lille, mercredi matin, 21 mars. Hôtel de l'Europe."
Puis : "Je travaille à cette scène le mardi 26 mars 83, Hôtel de France, Nantes." (Remarquez que ses voyages
n'apaisent nullement son délire créateur.) Il est à Paris le 11 mars, -"bonne journée de travail", -à Gand
le 16, à Lille le 21, à Nantes le 26. (La déplaisance des chambres d'hôtel ne le gêne en rien.)
Et
Werther : "Jeudi 31, 87, matin. 19 ans de Juliette et sa première réception au "Salon", pastel,
tête d'étude." (Délicate pensée d'un tendre père.)
Enfin, obligé de ne point m'attarder davantage, je passe à
Esclarmonde et, sur l'ultime page, je vois,
côte à côte, deux signatures : "J. Massenet, Sibyl Sanderson ..." Touchant témoignage d'une collaboration
orgueilleusement avouée.
Dois-je mentionner tout ce qui s'ajoute à ce splendide trésor ? L'encrier intarissable ; la timbale d'argent
de l'interprète préférée, des portraits, des souvenirs en quantité. Et voici une poignante photographie :
Massenet maigri, affaissé, rappelant le masque fameux du vieux Voltaire, ravagé par l'angoisse et la souffrance,
tel qu'il était lorsque la mort l'emporta. Je m'arrache au spectacle horrible et, avant de m'enfuir, j'observe
une fois encore le radieux reliquaire où s'enlacent harmonieusement les mélodies impérissables du cher disparu.
VI
Massenet chez Hartmann
Esclarmonde, Sibyl Sanderson ! Ah ! l'attachante époque ! C'est celle où j'ai approché le plus fréquemment
Massenet. J'occupais alors, chez son éditeur Georges Hartmann, gros garçon blondasse, joufflu, vaniteux, de
mine conquérant et d'accueil impassible, la fonction obscure et mal rétribuée de correcteur d'épreuves.
Afin d'équilibrer mon mince budget, je devais exercer un métier et il m'était agréable du reste non seulement
d'avoir la primeur de tant d'oeuvres nouvelles, mais aussi de rencontrer, sous ce toit fameux, le Tout-Paris de
la musique. Hartmann s'établit d'abord, après la guerre de 1870-71, dans un petit magasin du boulevard de la
Madeleine. Il y regroupa autour de lui, autour du maître pour qui la maison fut spécialement instituée, de
nombreux compositeurs inconnus et assez bien choisis : César Franck, Edouard Lalo, Emile Paladilhe, Théodore
Dubois, Alexis de Castillon et certains autres.
Hartmann ne croyait d'ailleurs qu'en Massenet. Je n'ai point oublié la tête qu'il fit quand, après lu
Le Roi d'Ys, je le félicitai d'être propriétaire d'une si admirable partition. Il haussa les épaules
et ricana dédaigneusement : "Vous serez donc toujours le même ? ..." Puis, malgré mon avis obstiné, il
imprima Le Roi d'Ys sur du papier à chandelle, non réhaussé des coûteuses gravures ornant ses
publications préférées, désignées, imposées par lui au succès. La splendide victoire vengeresse du Roi d'Ys,
victoire qui démentait la sûreté de son information, le remplit d'un trouble cruel.
Pour tirer Massenet de l'ombre, lui donner immédiatement une valeur marchande, il fonda les Concerts de
l'Odéon, transportés ensuite au Châtelet, et réserva le soin de les conduire à Edouard Colonne, simple
prix de violon du Conservatoire, comme Charles Lamoureux, son rival. Il eut l'intelligence de deviner le
grand chef d'orchestre qui se cachait sous l'instrumentiste débutant et que le triomphe légitime de
Marie-Magdeleinemit du coup en lumière.
Se sentant bientôt trop à l'étroit, Georges Hartmann loua, non loin de là, rue Daunou, un entresol où l'accompagnèrent
ses fournisseurs et ses clients. Au fond de l'appartement, on aménagea, afin que Massenet y reçût ses admirateurs
et ses amis, un "studio" qui lui servait à la fois de salon et d'atelier, car il s'y enfermait souvent et y travaillait
pendant de longues heures. Une installation identique lui fut attribuée plus tard chez Heugel lorsque les prodigalités
excessives et variées d'Hartmann le ruinèrent et que son fonds passa au Ménestrel, amplifiant l'immense fortune
de sa célèbre firme.
Avant le dîner, plutôt que d'aller au café, les ténors en disponibilité, les critiques sans feuilleton, les
directeurs à la recherche d'un théâtre venaient "chez Hartmann", espérant y trouver l'objet de leurs
convoitises et certains d'y coudoyer des gens importants, d'utile fréquentation. Un jour, Massenet m'appela
et, ouvrant la porte de la pièce en question me dit : "Je vais vous faire voir quelque chose de joli ..."
J'entrai et j'aperçus une jeune femme de beauté singulière, de grâce incomparable. Des cheveux châtains,
indisciplinés et légers, où luisaient des reflets d'or, auréolaient son pur visage, harmonieux et souriant.
Elle m'adressa la parole qu'un imperceptible accent étranger rendait extraordinairement captivante. "Chantez
un peu pour Bruneau", lui demanda Massenet en s'asseyant au piano. Une voix s'éleva, juste, souple, étendue,
agile, aérienne, de limpidité cristalline et de tendresse voluptueuse. "Ce sera la créatrice d'Esclarmonde",
ajouta Massenet. J'avais devant moi Sibyl Sanderson.
Elle contribua puissamment à la réussite de la pièce qui ne quitta point l'affiche tant que dura l'Exposition
Universelle de 1889, et elle fut la cause évidente de l'étrange prédilection dont témoigna opiniâtrement
Massenet à l'égard d'Esclarmonde. L'auteur, ayant soumis son inspiration extasiée aux voeux subtils de
son interprète, considérait bien celle-ci comme sa véritable collaboratrice, puisqu'il exigea -je vous l'ai déjà dit-
que leurs deux noms fussent réunis sur le dernier feuillet de sa partition d'orchestre. Ne découvrons-nous
pas là un délicat exemple d'effacement et de gratitude ?
C'est chez Hartmann que me frappa le plus fortement, que m'effaroucha, je l'avoue, l'incessante amabilité
de Massenet. Aux gens de catégories opposées qui s'y pressaient en cohue, il accordait une même poignée
de main, une réception également affable et chaleureuse. Ne préférait-il pas tel ou tel de ses interlocuteurs
à d'autres ? Sa sympathie était-elle monnaie courante, sans prix réel ? Ultérieurement, la lecture de ses
Souvenirsme désola. Tout le monde y est noble, superbe, incomparable, sublime au auguste. A propos
du "cher public qui se trompe rarement", il s'écrie : "Vox populi, vox Dei." Les hôteliers qui
l'hébergent dans ses voyages -il les nomme complaisamment- sont de "bien dignes et obligeantes personnes". Benjamin
Godard est "génial", le Tasse "un chef d'oeuvre." Il insiste : "Une visite, aussi inattendue qu'elle
fut flatteuse, m'arriva quand j'y pensais le moins. Ce fut celle de M. Raoul Gunsbourg. J'aime à rappeler
ici la haute valeur de ce grand ami, de ce directeur si personnel, de ce musicien dont les ouvrages triomphent
au théâtre. Raoul Gunsbourg m'apporta la nouvelle que, sur ses conseils, S.A.S. le prince de Monaco m'avait
désigné pour un ouvrage nouveau à monter au théâtre de Monte-Carlo."
Cette attitude de Massenet, attitude qu'il m'était difficile d'approuver, me rendit parfois désagréable
à son égard : je le regrette sincèrement. Je n'en discernais point alors la raison réelle ; je crois pouvoir
me l'expliquer à présent. En agissant de la sorte, Massenet obéissait à son désir irréfléchi d'être aimé.
Ce désir, il le manifestait aussi bien dans sa vie que dans sa musique. Si nous nous abstenons de blâmer
ceux qui, distants et rogues, se contentent de produire uniquement pour eux et quelques confidents, nous
ne devons pas nous révolter de voir certains hommes, condescendants et familiers, ambitionner davantage
et tâcher de communiquer à des auditeurs innombrables, par tous les moyens, leur flamme et leur passion.
Qu'ils soient au contraire remerciés de nous ouvrir leur coeur, de nous permettre d'en connaître le secret !
Cela ne laisse point d'excuser, à mes yeux du moins, la faiblesse de caractère que je vous ai dévoilée afin
de préciser la ressemblance du portrait auquel j'apporte mon soin fervent.
VII
L'esprit et la malice de Massenet
L'esprit de Massenet était "ondoyant et divers". Il ne répugnait pas aux calembours. Pour la propagation des
anecdotes salées, Massenet rivalisait avec son ancien condisciple Henri Maréchal. Chaque fois que les deux
amis se rencontraient, celui-ci s'exclamait joyeusement : "J'en ai une !" et celui-là répliquait lestement :
"Moi, j'en ai trois", puis les dévidait toutes les trois dans des rires frénétiques. L'un et l'autre
empruntaient généralement ces anecdotes aux petits journaux illustrés qu'exposaient les kiosques du boulevard,
de manière qu'il m'arrivait souvent, flâneur incorrigible, d'en avoir déjà la révélation.
Mais, fréquemment, la verve de Massenet s'employait mieux et atteignait les sommets. Massenet, si soucieux
qu'il fût de ne jamais déchaîner d'orage, savait se défendre et possédait l'art de la riposte cinglante.
A une dame qui l'interrogeait ainsi : "Quelle opinion avez-vous de Saint-Saëns, mon cher maître ?" il répondit d'abord
: "C'est le plus grand de nous tous : il faut nous incliner bien bas devant lui." Mais la dame, alléguant
que l'auteur de Samson s'exprimait différemment sur l'auteur de Werther, celui-ci s'écria,
du tac au tac : "Ignorez-vous donc que les compositeurs disent toujours le contraire de leur pensée ?".
Voilà qui est charmant et de rare qualité.
N'est-ce pas Massenet encore qui, causant avec moi dans les coulisses d'un théâtre et entendant, derrière
une porte, le pianiste de l'endroit plaquer un accord d'ut majeur, prophétisa : "La musique de l'avenir !"
Je pourrais vous citer vingt traits de cette nature ; ils sont trop connus.
Son esprit était intarissable ; sa malice aussi. L'Hippodrome organisa, vers l'année 1878, une série de
festivals et confia la direction du premier à Gounod, à Massenet et à Saint-Saëns. L'immense nef, capable
de contenir vingt mille spectateurs, était pleine. Massenet avait inscrit au programme un fragment du
Roi de Lahore, l'Incantation du troisième acte, la scène du Paradis d'Indra, dont l'instrumentation,
pour la répétition générale, resta identique à celle qu'employait l'Opéra. Mais, le soir du concert, une
armée inattendue d'exécutants, préalablement et confidentiellement stylés, munis de trombones, trompettes
et tubas nécessaires à l'effet souhaité, envahit l'estrade et s'y établit, en ordre imposant de bataille.
Saint-Saëns, furieux, écuma, d'autant plus qu'il maniait très maladroitement la baguette et que Massenet
possédait un talent prestigieux, persuasif, irrésistible de chef d'orchestre ; Gounod, débonnaire, paternel,
élyséen, se livra gentiment à ses lyriques embrassades coutumières, et, finalement, le morceau, bénéficiant
d'un éclat exceptionnel, fut bissé d'acclamation.
VIII
Massenet président de l'Institut et de l'Académie des Beaux-Arts
En 1910, selon notre règle automatique de l'ancienneté, Massenet présida, outre son Académie, l'Institut
tout entier. A cette occasion et en d'autres circonstances d'ailleurs, il prononça des discours où son
caractère se manifesta clairement. J'y ferai quelques emprunts.
Un peu d'ironie précautionneuse, d'abord, à propos de l'inauguration du monument de Méhul : "Cependant,
dans le nombre des statues qu'on a élevées en ces derniers temps, peut-être quelques-unes l'ont-elles été
avec précipitation, comme sous le coup d'une admiration trop hâtive. Ce n'est pas le reproche qu'on pourra
adresser à celle de notre Méhul, le fier et mâle artiste dont nous voyons ici la noble image."
Un discret coup de patte au "modernisme" outrancier qui se révélait déjà à l'époque des funérailles
d'Ambroise Thomas, son maître. "Sans doute, il n'était pas de ces artistes tumultueux, pythonisses agitées
sur des trepieds de flammes, prophétisant dans l'enveloppement des fumées mystérieuses. Mais, dans les arts
comme dans la nature, s'il est des torrents fougueux, impatients de toutes les digues, superbes dans leur furie
et s'inquiétant peu de porter quelquefois le ravage et la désolation sur les rives approchantes, il s'y
trouva aussi des fleuves pleins d'azur qui s'en vont calmes et majestueux, fécondant les plaines qu'ils
traversent."
De belles paroles à Berlioz quand on célébra son centenaire : "N'est-ce donc pas une merveille singulière
de voir cet homme, qui avait, de son vivant, l'apparence d'un vaincu, créature malheureuse et tourmentée,
chercheur d'un idéal qui semblait toujours se dérober, pionnier d'art haletant et de soif inapaisée, musicien
de misère souvent lapidé, se redresser tout à coup après sa mort, ramasser les pierres qu'on lui jetait
pour s'en faire un piédestal et dominer le monde."
Un ardent hommage à Frémiet, le jour de ses obsèques, hommage où perçait l'amertume qu'éprouvait Massenet
de n'avoir pas gravi lui-même l'échelon supérieur des récompenses officielles : "Rien des honneurs que l'on
décerne aux vivants ne lui aura manqué ; peut-être la Grand-Crois de la Légion d'honneur, dont il n'était
que grand-officier, mais, si ce suprême honneur lui faisait défaut, l'opinion publique le lui avait depuis
longtemps décerné, de telle sorte que nous pouvons réellement dire de Frémiet que rien ne manqua à sa gloire,
mais que, par son trépas, désormais, il manque à la nôtre."
Massenet, également, n'était que grand-officier de la Légion d'honneur et le resta, comme Gounod, ce qui est
aussi stupéfiant pour l'un que pour l'autre. On n'osa pas lui accorder la Grand-Croix parce que cela aurait
chagriné Saint-Saëns qui déplorait aigrement celle de Reyer. Dès que Massenet mourut, Saint-Saëns l'obtint
et se fit faire des cartes de visite ainsi rédigées selon une formule assez inhabituelle dans sa haute sphère :
CAMILLE SAINT-SAËNS
Grand-Croix de la Légion d'honneur.
A la séance publique annuelle des Cinq Académies, qu'il présidait, je le répète, Massenet s'excusa modestement
d'aborder le domaine des sciences et risqua une humoristique allusion aux fâcheuses tendances que commençaient
d'afficher nos bruitistes, virtuoses actuels de la polytonie : "Ce sont là d'ailleurs questions extrêmement
délicates, sur lesquelles il est difficile et peut-être dangereux pour un musicien de disserter longuement.
En toute humilité, il me faut déclarer n'être pas certain d'en avoir tout pénétré et peut-être, en insistant,
m'aventurais-je sur un clavier qui ne m'est pas familier. Or, la crainte des fausses notes est le commencement
de la sagesse. Quand on entend parler, à propos de Maurice Lévy, des principes de la thermodynamique et
de l'énergétique, de la géométrie infinitésimale, de la théorie mathématique de l'élasticité, de la mécanique
analytique et de la mécanique céleste, toutes matières où il excellait, il est bien permis de frémir un peu."
Et voici un extrait de l'émouvante harangue que, trois semaines après, écoutaient et applaudissaient ses confrères
des Beaux-Arts, harangue d'éloquence souveraine où il exprima les plus justes idées ... Quelques-uns de
ses passages restés éminemment actuels, forment une sorte de bréviaire, digne d'ardentes réflexions. Lisez
les conseils fervents qu'il donnait aux nouveaux pensionnaires de la Villa Médicis et qu'il considérait,
affirmait-il, comme un viatique pour leur voyage à Rome.
"Rome ! c'est la ville sainte où vous trouverez le réconfort et la méditation féconde. Oh ! vous avez
rencontré déjà des esprits forts ou des doctrinaires à tous crins qui ont tenté de vous en détourner,
qui vous ont représenté, comme du temps perdu et de la paresse, ces années bénies entre toutes. Méfiez-vous
de ces éternels renards pour qui tous les raisins sont trop verts.
"Allez en toute confiance vers la cité des arts, allez, peintres, sculpteurs, graveurs, architectes et
musiciens, allez, et, de l'échange de vos enthousiasmes, faites une collaboration. Un art doit être en
effet la réunion de tous les arts ; un artiste ne doit pas se confiner en sa seule spécialité ; il doit
l'être en tout, dans tout et partout.
"Dès le premier soir, vous serez conquis et, quand, des hauteurs du Pincio, vous verrez se dérouler sous
vos regards attendris les méandres de la ville des papes et des Césars, dominée ici par la coupole souveraine
de Saint-Pierre, là par le Colisée païen, et plus loin la campagne romaine, s'étendant, déjà baignée des
nuances indécises du crépuscule, jusqu'au Janicule encore doré des derniers rayons du soleil couchant,
vous comprendrez. Vous sentirez votre âme se fondre dans une muette prière d'adoration et de reconnaissance.
Ou alors, c'est que rien ne bat sous votre mamelle gauche et qu'il est inutile d'aller plus loin
.
Faites sauter les cordes de la lyre.
Et vous vous répandrez par les musées. Entrez dans l'intimité de ces oeuvres maîtresses, prodiges de pensée et
d'émotion, et ne vous pressez pas de porter sur elles des jugements hâtifs que vous pourriez regretter
plus tard. Souvenez-vous qu'une oeuvre d'art est une Majesté et qu'il faut attendre qu'elle vous parle d'abord.
Mais ensuite, quels sublimes et chaleureux entretiens!
"Quand sonnera l'heure du repas, réunis autour de la table commune, vous échangerez encore vos impressions
et vos admirations de la journée, et c'est là surtout que vous profiterez les uns des autres et que naîtra
cette collaboration de l'enthousiasme. S'il m'est permis de parler plus spécialement de la musique, je vous
dirai que notre art n'est que le reflet de nos sensations. Il faut tout attendre d'une émotion souvent
fortuite. Une mélodie peut naître spontanée au souvenir d'une impression ressentie, d'une pensée laissée
en notre coeur, d'un regard, d'un mot, d'un son de voix.
"Ainsi vous deviserez jusqu'à l'heure de l'Ave Maria : les peintres communieront en Raphaël,
les sculpteurs s'agenouilleront devant Michel-Ange, les architectes, emportés par leurs rêves au-delà
même de la ville éternelle, vous diront les merveilles de l'Acropole, et les musiciens chanteront pour
chanter !... Car à la Villa Médicis, comme en notre belle France, tout finit par des chansons."
DEUXIEME PARTIE
LA VIE, L'OEUVRE, LA MORT
I
L'enfance, la jeunesse, Rome
Les "Chansons" de Massenet -je répète le mot dans sa haute acception- comptent parmi les plus illustres
de "notre belle France". Elles sont si nombreuses, de forme si parfaitement identique ; elles furent si
effrontément démarquées du nord au midi, de l'est à l'ouest des vastes mondes qu'elles risquaient de lasser
les foules, de perdre leur prestige, de se démoder prématurément. Massenet paraissait le craindre, quand il
disait, exagérant son pessimisme et se calomniant : "Nous sommes des modistes !" Cela ne s'est point produit,
je m'empresse de le constater. Massenet nous quitta il y a vingt-deux ans déjà et Manon, Werther, à
l'Opéra-Comique, Hérodiade et Thaïs, à l'Opéra, gardent leur place privilégiée, sans préjudice
des incessantes reprises d'autres oeuvres moins favorisées. Les théâtres restent donc largement ouverts,
autant que jadis, à Massenet. Je m'en réjouis. Seuls les concerts ont cessé de l'accueillir. Je le regrette.
Marie-Magdeleine, l'ouverture de Phèdre, les Erinnyes, les Scènes pittoresques,
les Scènes alsaciennes, orgueil de l'ancien répertoire, sont exclues des programmes actuels. En
jetant un rapide coup d'oeil sur la vie ardente et l'immense labeur de Massenet, je n'oublierai pas de
mentionner les partitions qui me semblent injustement délaissées et qu'ignore complètement le jeune public
d'aujourd'hui.
Dois-je vous remémorer que Massenet naquit le 12 mai 1842 à Moutaud, humble bourgade sise, dans le
département de la Loire, non loin de Saint-Etienne ? Il hérita de son père, important industriel des
forges régionales, des aciers rudement martelés, le sens du rythme et, de sa mère, bonne pianiste provinciale,
le goût de la musique. Il avait dix ans quand, sa famille étant venue à Paris, il entra au Conservatoire où
regnait "Monsieur Auber", comme le désignait respectueusement Massenet qui, si ému de passer devant lui,
Carafa, Halévy, Ambroise Thomas et les professeurs de la "spécialité" son examen d'admission dans les classes
de clavier, trébucha en montant sur l'estrade et reçut de l'obligeant directeur ce conseil que les bonheurs
d'une carrière brillante entre toutes devaient rendre superflu : "Prenez garde, mon petit, vous allez tomber."
A l'école, il se contenta d'abord de remporter des accessits, car il ne possédait pas, heureusement pour lui,
l'éclat factice et décevant des "enfants prodiges". Il la quitta, contraint de suivre ses parents à Chambéry,
et y retourna seul, peu aprés, adolescent insoumis, n'écoutant plus que l'impérieux appel de sa vocation,
trouvant un moyen d'existence dans l'office de timbalier à la Salle Ventadour, non encore consacrée
aux millions imposants des banques, mais modestement réservée aux attraits aléatoires des orchestres. Il
obtint alors le premier prix de piano en 1859, puis le premier prix de fugue et le premier grand prix de
Rome en 1863.
J'aurais voulu parler de sa cantate David Rizziodont, prévoyant déjà l'influence décisive des interprètes
fameux, il confia l'exécution à Royer, à Bonnehée et à Mme Vandenhenvel-Duprez, étincelantes étoiles du XIXe
siècle. J'étais curieux de savoir si elle contenait le germe de ses qualités si personnelles, miracle en
telle occasion, celle, par exemple, de Claude Debussy, novateur audacieux, pas plus du reste qu'aucune autre,
n'ayant rien de téméraire ou d'inattendu. A cette époque, on n'éditait probablement pas encore les élèves
récompensés : je n'ai pu connaître David Rizzio et j'ignore ses tendances.
Mais je suis sûr que le tempérament de Massenet se manifesta, s'imposa dès son arrivée à la Villa Médicis.
Les lignes que j'ai tirées pour vous de ses discours académiques et qui exaltent Rome, nous apprennent
comment il concevait alors son rôle de compositeur, révèlent les sources d'inspiration auxquelles il puisait.
Relisez donc ces belles phrases significatives qu'il adressait aux lauréats : "S'il m'est permis de vous
parler plus spécialement de la musique, je vous dirai que notre art n'est que le reflet de nos sensations.
Il faut tout attendre d'une émotion souvent fortuite. Une mélodie peut naître spontanée au souvenir d'une
impression ressentie, d'une pensée laissée en notre coeur, d'un regard, d'un mot, d'un son de voix."
N'y-a-t-il pas là l'exacte définition du génie de Massenet, génie ensorceleur et pathétique, voluptueux et
souple que j'ai essayé de situer devant vous dans les milieux divers où il s'est développé, où il a conquis
les âmes, où il s'est fait universellement chérir ? Il s'anime d'une profonde sensibilité, de cette sensibilité
honnie de certains "modernes", incapables d'ailleurs d'en être pénétrés et, par conséquent, de la traduire.
Les cahiers que, sur l'indication de sa mère, Massenet rédigeait depuis son enfance, s'y racontant sincèrement,
y dévoilant ses moindres aventures, cahier qu'il continua quotidiennement, qu'il acheva, publia à la veille
de sa mort, auxquels j'ai déjà emprunté, auxquels j'emprunterai encore d'intéressants fragments, nous le
montrent, après le déplaisir des stupides brimades, acceptées sans colère sinon sans grimace, interrogeant
la nature et en recevant d'affectueuses réponses. Il parcourt la campagne, écoute le refrain d'un berger
rassemblant ses troupeaux sous le clair soleil harmonieux. Il le note et ce sera l'initial motif de
Marie-Magdeleine. Tout ce qu'il écrit à ce moment-là est baigné de l'ondoyante et rayonnante
lumière italienne.
Aux soirées de la "Villa", il rencontra Liszt qui, se préparant à la prêtrise, abjurait sa tâche profane.
Ce dernier le prie de terminer l'éducation pianistique d'une de ses meilleures élèves, Mlle de Sainte-Marie.
Les leçons, supérieurement données, éveillent aussi la sensibilité de Massenet, aboutissent à une demande
en mariage que la famille de la future épouse, aveuglément prudente, refuse d'abord, ne se doutant point
du fabuleux avenir, et finit par agréer, quand le destin du jeune maître s'annonce plus rassurant.
Les "envois" réglementaires de Massenet, un Requiem, Pompéia, des Scènes de bal, ne laissent
pas une trace éblouissante. On ne sait l'opinion qu'en eut l'Académie. Le docile pensionnaire, déjà galérien
du travail, y ajoute d'autres productions qu'il utilisera ultérieurement. Déférant aux usages, il traverse
l'Allemagne, l'Autriche, y séjourne, y recueille de précieux documents, -une sonnerie de trompettes pour
Le Cid, des airs populaires- retrouve le Palais-Médicis, épouse Mlle de Sainte-Marie, triomphe de
toutes les objections et, son stage accompli, joyeux, courageux, peu fastueux, rentre à Paris où il
a la chance de "reblouser" ses vieilles timbales secourables.
II
La Grand'tante, Don César de Bazan, Le Roi de Lahore
A peine s'y fixe-t-il que l'Opéra-Comique le désigne pour mettre en musique le "petit acte" réservé tous
les trois ou quatre ans, par décision ministérielle, à un Prix de Rome. Cela s'appelait La Grand'tante,
livret médiocre, signé de deux noms obscurs : Jules Adenis et Charles Grandvaller, mais prestigieusement
"distribué", selon l'adresse habituelle de Massenet en tel cas, puisque Capoul, "coqueluche" des spectatrices,
et Heilbronn, adorée des spectateurs, se chargeaient des principaux rôles. La partition, vive, claire, gaie,
nullement novatrice, n'annonçait en rien le génie futur. Massenet, toujours dans sesSouvenirs, raconte,
non sans bonne humeur, ces incidents de première.
"La pièce venait de commencer quand nous entendîmes un immense éclat de rire qui partait de la salle. "Ecoutez,
mon ami, comme nous marchons bien ! me dit Adenis : la salle s'amuse !"
"La salle s'amusait en effet, mais voici ce qui se passait :
"La scène se déroulait en Bretagne par une nuit d'orage et de tempête. Mlle Girard de chanter une prière,
face au public, lorsque Capoul entra, en disant ces mots du poème :
Quel pays ! Quelles fondrières !... Pas un habitant !
"lorsque, apercevant de dos Mlle Girard, il s'écria :
Enfin... voici donc un visage !
A peine prononcée, cette exclamation avait déchaîné les rires que nous avions entendus...
Et il ajoute :
"L'opéra se terminait sur des applaudissements sympathiques, quand le régisseur vint pour annoncer les
noms des auteurs. Au même moment, un chat traversait la scène : ce fut une cause nouvelle d'hilarité,
et tellement grande celle-ci que les noms des auteurs ne furent pas entendus."
Massenet apprenait ainsi qu'au théâtre il faut s'attendre à tous les hasards, à tous les désagréments et ne
se "frapper" d'aucun.
Don César de Bazan, constitua, sur le même "plateau" cinq ans après, son second début dramatique. Entre temps,
la guerre de 1870-71 avait sévi et Massenet, bravement, était parti, le fusil au poing. Cette fois, Galli-Marié,
la célèbre Galli-Marié de Mignon, dont le nom devait être associé à l'impérissable gloire de Carmen,
fut la protagoniste, entourée de Mlle Priola, du baryton Bouhy et du ténor Lhérie. Un vieux mélo de d'Ennery
et de Dumanoir, adapté par le jeune Chantepie, sollicita l'inspiration du compositeur. Treize soirées seulement
en résultèrent et peut-être l'horreur qu'éprouva Massenet pour le chiffre fatidique, date-t-elle du fâcheux
mécompte. Chose curieuse, Massenet qui ne travaillait jamais un 13, sacrifice suprême à sa superstition,
qui supprimait de ses manuscrits la page 13, qui évitait d'aborder le public un 13, de se mettre en route
un 13, mourut le 13 août 1912. Obéissait-il donc à un funèbre pressentiment ?
De Don César de Bazan, il ne resta que le charmant et preste Entr'acte Sevillana, qui figura
longtemps sur les programmes de tous les casinos :
et qui s'offre une si singulière analogie avec la
Castillanedu
Cid, écrite bien plus tard,
avec un peu plus de recherche harmonique :
En 1888, après ses premiers succès, Massenet remania
Don César de Bazan, y ajouta divers morceaux,
espérant le faire rentrer au répertoire de la salle Favart. J'étais alors, je vous l'ai dit, correcteur
d'épreuves chez Hartmann qui me chargea de surveiller la gravure de la nouvelle partition.
De l'Opéra-Comique, Massenet franchit aisément l'espace qui le séparait de l'Opéra.
Le Roi de Lahore
commença, au Palais Garnier, en 1877, une ample série de représentations que l'on arrêta sans raison et que l'on
ne reprit jamais, nul ne sait pourquoi. Ce fut le premier grand succès lyrique de Massenet qui, du coup,
conquit le haut rang qu'il méritait et qu'il occupe encore. La "situation" centrale, imaginée par Louis
Gallet, le librettiste, s'est retrouvée, avec plus de rudesse et d'austérité, dans l'admirable
Guercoeur
d'Albéric Maguard, joué aussi à l'Opéra, après l'assassinat de l'héroïque et infortuné musicien : un
homme demande à déserter le Paradis où il est heureux pour rejoindre la femme qu'il aime et être malheureux
sur la terre. Massenet nous dit qu'ayant lu l'ouvrage à Halanzier, arbitre redoutable de son destin, celui-ci
ne souffla mot de ses intentions. On allait se quitter assez froidement quand le directeur, voyant Massenet
emporter ses cinq actes s'écria :
"Eh bien, alors, tu ne me laisses rien pour la copie ?
-Quoi ! Vous me recevez donc ? ...
-L'avenir te l'apprendra."
Joséphine de Reszké, la soeur d'Edward et de Jean, Salomon et Lassalle partagèrent l'espèce de triomphe
qu'obtint Massenet. La partition, d'éclat fulgurant, de charme invincible, produisit un extraordinaire
effet. Outre la force et la grâce qui lui valurent les suffrages du gros public, elle révélait aux professionnels
une adresse dont je vais vous donner un typique exemple que Massenet se plaisait à nous signaler et que
je n'ai point oublié.
Quand le rideai se levait sur la quatrième acte, les choeurs lointains rappelaient, sans accompagnement,
le thème de l'Incantation élyséenne, précédemment proclamé :
Mais, aux répétitions, Massenet avait remarqué qu'ils achevaient ce thème tantôt trop haut, tantôt trop
bas, privés du soutien de l'orchestre. Il composa donc les accords suivants, capables d'aller s'incorporer,
quel que soit le point d'arrivée des choeurs, à la tonalité essentielle :
Essayez cela : vous serez émerveillé de l'expédient.
III
Marie-Magdeleine. Eve. La Vierge.
Si Le Roi de Lahorefut, en 1877, le premier succès théâtral de Massenet, Marie-Magdeleine marqua,
en 1873, sa première victoire au Concert, victoire telle que jamais il n'en obtint une plus significative ni
plus décisive. Avec Marie-Magdeleine, Massenet apportait une oeuvre de sentiment très nouveau, un
"oratorio" non point figé dans le formalisme étroit du genre, mais plein de vie, de couleur, de tendresse
et d'humanité, où il n'avait pas craint de laisser parler son propre coeur. On a reproché à Marie-Magdeleine
une élégance efféminée, un mysticisme de boudoir, un irrespect des Evangiles, indignes du sujet choisi.
On s'est trompé. Jésus n'a pas besoin d'ennuyer ceux qui l'écoutent pour les émouvoir et, là, il les émeut
profondément. La figure que Massenet a tracée de lui garde une gravité, une sérénité, une simplicité, une
vérité capables de satisfaire aussi bien les dévots que les incroyants. Celle de la Magdeleine reflète
une poignante douleur morale ; celle de Judas, avec sa vocalise contorsionnés :
une duplicité redoutable. Les trois personnages principaux sont donc nettement et différemment dessinés.
Le paysage où ils se meuvent est d'un orientalisme n'appartenant qu'à Massenet, ne rappelant en rien celui
de Félicien David ou du Berlioz de L'Enfance du Christ, orientalisme que l'on retrouve d'ailleurs
dans Hérodiade, orientalisme ensoleillé, évoquant les sables blonds et les claires fontaines :
ou le passage des chameliers :
orientalisme frémissant encore des doux regards de Jésus :
Et, quand s'élève la parole du Maître, quel thème de bonté pénétrante monte des cors et des violoncelles !
Puis, lorsque la Magdaléenne reçoit chez elle le Nazaréen, quelle fête de fleurs et de parfums anime
l'orchestre !
Et, quand Jésus prophétise au nom de son père, quelle touchante phrase l'accompagne et le magnifie !
Pas plus du reste que celle murmurée par le quatuor avec sourdines sur son tombeau :
après la pathétique déploration de la Magdaléenne :
Louis Gallet, en écrivant le poème de Marie-Magdeleine, eut le mérite de fournir au génie de
Massenet un aliment sans quoi il ne se fut peut-être jamais épanoui. Remarquez bien qu'avant Marie-Magdeleine
il ne s'était même pas manifesté. La partition terminée, Massenet la proposa tout de suite à Pasdeloup qui
commit l'irréparable faute de la refuser. Irréparable pour lui, car c'est afin de la faire exécuter qu'Hartmann,
je vous le rappelle, créa les concerts de l'Odéon qui, transférés au Châtelet sous la conduite d'Edouard
Colonne, causèrent la chute de l'ancienne institution et la ruine de son fondateur. Mme Pauline Viardot,
Gueymard, Miolan-Carvalho et Gabrielle Krauss l'interprétèrent successivement et l'installèrent au
répertoire, qu'elle quitta très malheureusement. De sorte que nul de la génération ne la connaît. Je
crois que Massenet aurait dû empêcher ultérieurement sa représentation scénique qui ne réussit pas, la
déclassa, la jeta hors de son cadre naturel. C'est sans costume ni décors, dans l'atmosphère de
recueillement qui, seule, lui convient, que nous désirons voir nos grandes compagnies instrumentales la
reprendre, la replacer à son rang exceptionnel.
Eve suivit Marie-Magdeleinesans l'égaler. Charles Lamoureux, autre concurrent redoutable
de Pasdeloup déclinant, inquiet de la notoriété que celle-ci valut à Colonne, et voulant surpasser le
gênant confrère, commanda celle-là au compositeur inopinément célèbre, pour sa récente association de l'
Harmonie Sacréeet pour Mme Brunet-Lafleur, jeune chanteuse de voix claire et de pur style qu'il
épousa plus tard. Evefut donc jouée par lui au Cirque d'été, en 1875, et déçut un peu les sincères
admirateurs de Massenet. On n'y retrouva pas la distinction suprême, la spontanéité des pages précédentes.
Certes, les idées y abondaient, pleines de séduction et de netteté, mais la recherche de l'effet direct
s'y révélait, trop apparente et trop brutale. Le livret de Louis Gallet n'apportait aucune invention
singulière ; il offrait à Massenet les longs duos paradisiaques, ardents et prévus, coupés de récitatifs
conventionnels, de choeurs nombreux, et interrompus par la malédiction divine. Chose curieuse, la libre
sensualité de Massenet n'y semblait point aussi originale que son austérité relative dans Marie-Magdeleine.
Elle était cependant charmante et voilà l'une des manières dont elle se produisait :
Cette autre encore :
Et n'oublions pas celle-ci :
Le courroux du ciel s'exprimait au moyen du
Dies irae liturgique, savamment développé "par augmentation"
et "par diminution".
Les Mémoires de Massenet nous apprennent que la joie des applaudissements adressés à Eve, du
ruban rouge décerné à l'auteur coïncida douloureusement, le soir même de l'audition, avec la mort de sa
mère. Hélas ! n'est-ce pas là l'image exacte de la vie, toujours si cruellement avare de bonheurs durables ?
Je préfère infiniment à Eve, qui eut du succès, La Vierge, qui n'en eut pas et dont l'écher
chagrina Massenet. Dans l'immensité solennelle de l'Opéra, devenu, selon l'idée fâcheuse du déplorable
directeur Vaucorbeil, coutumier de telles fautes, la plus froide des salles de concert, ce troisième
oratorio, privé de l'attrait du spectacle que l'on avait l'habitude de trouver là, était comme dépaysé.
La Vierge Marie, Mme Krauss, et l'archange Gabriel, Mlle Darain, en toilette de soirée, les Apôtres en
habit noir décontenancèrent l'assistance qui, le 22 mai 1880, méconnut stupidement l'adorable candeur, la
délicate mysticité de l'exquise partition que le scénario de Charles Grandmougin avait inspiré à Massenet.
Je citerai quelques exemples significatifs.
Ce choeur séraphique et ses aériens battements d'ailes :
Ce portrait du Christ rappelant si joliment Marie-Magdeleine :
Cette phrase suppliante de la mère à son fils :
Et ce prélude de la quatrième partie, Le Dernier Sommeil de la Vierge, que murmuraient les violons
et que Massenet, après avoir subi, au pupitre du chef d'orchestre, l'indifférence d'un public glacial, dut
trisser, en compensation de l'outrage immérité qui venait de lui être infligé :
Colonne s'empara de ce dernier morceau, le fit acclamer au Châtelet et Massenet déclara que ce fut pour lui
"la plus complète des satisfactions, la plus précieuse des revanches".
IV
Les Suites d'Orchestre
L'Ouverture de Phèdre, Les Erinnyes
C'est injustement, je l'ai dit déjà et je le répète, que les Suites d'orchestre de Massenet furent
éliminées du répertoire de nos concerts. Deux d'entre elles eurent une vogue prodigieuse et légitime :
les Scènes pittoresques(la quatrième), et les Scènes alsaciennes(la septième). Les autres,
représentant une production énorme, singulièrement variée : Première suite, Scènes hongroises, Scènes
dramatiques, Scènes napolitaines, Scènes de féerie, sans passer inaperçues, vous l'imaginez bien,
n'occupèrent qu'une place momentanée sur les programmes. Elles n'en reflètent pas moins toute la lumière,
toute la spontanéité, toute la sûreté, toute l'allégresse d'un génie hors de pair.
Je garde des Scènes pittoresquesle plus vibrant souvenir. Quand on les joua, quand on les "créa",
j'étais violoncelliste chez Pasdeloup. L'une des pièces de cette Suite, un Air de ballet,
confié à notre instrument, nous valait, à mes camarades de pupitre et à moi-même, de vives acclamations ;
on nous bissait et cela nous rendait très fiers. J'admirais Massenet et je tâchais de l'interpréter du
mieux que je pouvais. Ces brefs instants de ma jeunesse me sont chers et je me plais à les évoquer ici.
Les
Scènes alsaciennesdatent de 1881. Je quittais alors la classe de Massenet. L'enthousiasme que
m'inspirait mon maître s'était accru. Je n'oublie point l'émotion qui m'étreignit lorsque j'écoutai son
éloquent commentaire de ce texte pénétrant, à lui fourni par Alphonse Daudet :
"Alsace ! Alsace !... Maintenant surtout que l'Alsace est murée, il me revient de ce pays perdu toutes
mes impressions d'autrefois ...
"Je me rappelle avec bonheur le dimanche matin, à l'heure des offices ; les rues désertes, les
maisons vides avec quelques vieux qui se chauffent devant leurs portes, l'église pleine ... et les chants
religieux entendus au passage ...
"Et le Cabaret, dans la grande rue, avec ses petits vitraux encadrés de plomb, enguirlandés de
houblon et de roses ...
"Oh là, Schmidt, à boire !...
"Et la chanson des gardes forestiers se rendant au tir !...
"Oh ! la joyeuse vie et les gais compagnons !...
"Plus loin encore, c'était toujours le même village, mais avec le grand silence des après-midi d'été ...
et tout au bout du pays, la longue avenue de tilleuls, à l'ombre desquels, la main dans la main,
marchait paisiblement un couple d'amoureux, elle, doucement penchée vers lui et murmurant bien bas :
"M'aimeras-tu toujours ?...
"Aussi le soir, sur la grand'place, que de bruit, que de mouvement !... tout le monde sur les portes,
les bandes de petits blondins dans la rue ... et les danses que rythmaient les chants du pays ...
"Huit heures !... le bruit des tambours, le chant des clairons ... c'était la retraite, la
retraite française !... Alsace ! Alsace !...
"Et quand dans le lointain s'éteignait le dernier roulement du tambour, les femmes appelaient les enfants
sur la route ... les vieux rallumaient leurs bonnes grosses pipes et, au son des violons, la danse joyeuse
recommençait en rondes plus pressées, en couples plus serrés."
Là, Massenet semblait préluder à Werther. Le couple amoureux se promenant sous les tilleuls, dans
l'enlacement du mâle violoncelle et de la féminine clarinette, laissait pressentir le charme indicible
du fameux "Clair de lune".
A cette époque, on exécutait souvent l'ouverture dePhèdre, actuellement délaissée, elle aussi. Massenet
l'écrivit, obéissant à la demande de Pasdeloup qui, désireux d'avoir plusieurs ouvertures nouvelles, avait
choisi également Georges Bizet, Ernest Guiraud et Théodore Dubois pour les composer. Celle dePatrie,
si généreuse et si vigoureuse, non moins cruellement sacrifiée d'ailleurs sur l'autel sanglant de la
"modernité", répondait au voeu intelligent du fondateur des Concerts populaires. Massenet traduisit la pensée
racinienne. Cette véhémence violonistique :
"C'est Vénus tout entière à sa proie attachée."
Mais il fut moins bien inspiré quand, en 1900, il ajouta, pour un théâtre, une partition de scène, entr'actes,
marches, "mélodrames", à son ouverture. La musique, croyait-il, devait accroître l'intérêt, l'impression que
provoquait la tragédie. Marquant les entrées, soulignant les tirades, elle étouffait au contraire les vers
essentiels, ceux qui préparent ou déterminent une situation. Le récit de Théramène, par exemple, ne gagna
rien à la surcharge rugissante des cors et à la gênante profusion d'effets imitatifs dont il s'ornait. On
aperçut là l'impitoyable nécessité de laisser les chefs-d'oeuvre tels qu'ils sont, tels que les auteurs les
a conçus.
Les Erinnyes ont une autre importance, une autre valeur. Elles occupent une place magnifique dans le
somptueux bagage de Massenet. C'est Duquesnel, le directeur de l'Odéon, où elles furent représentées, qui
décida de proposer à Leconte de Lisle une collaboration inattendue dont il s'inquiéta d'abord, ne se doutant
pas qu'elle assurerait le succès de la pièce. Voici comment Massenet, à qui Duquesnel n'accordait qu'une
quarantaine d'exécutants, surmonta les difficultés de l'entreprise. Vous trouverez dans sa narration le signe
de son adresse coutumière.
"Au lieu d'écrire la partition pour l'orchestre habituel -cela aurait produit un ensemble mesquin- j'eus
l'idée d'avoir un quatuor de trente-sis instruments à cordes, ce qui correspondait à un grand orchestre. J'y
adjoignis trois trombones, l'image des trois Erinnyes : Tisiphone, Alecto et Mégère, et une paire de timbales.
MOn chiffre de quarante était atteint."
Plus tard, pour les concerts, Massenet réinstrumenta normalement sa partition et, pour des reprises fréquentes,
il l'enrichit d'un ballet, de choeurs et d'intermèdes nombreux. Le pathétique solo de violoncelle accompagnant
l'invocation d'Electre demeure célèbre. On ne s'explique pas les raisons qui empêchent nos associations
symphoniques d'afficher et d'honorer cet ouvrage admirable, digne de leur fidèle sollicitude.
V
Les mélodies. Les poèmes.
On ne chante plus les mélodies de Massenet. On a tort. Elles sont innombrables. Si je comprends que la même
ferveur ne soit pas témoignée à toutes, j'estime qu'il serait convenable de ne pas les oublier indistinctement.
On chante maintenant les mélodies de Duparc et de Fauré. On a raison, car ce sont de véritables et splendides
mélodies où la voix garde sa suprématie, comme dans celles de Schubert et de Schumann, qui restent les
modèles du genre. On chante en outre des essais improprement qualifiés du nom de mélodies où le piano
remplit le rôle principal, réduit la parole notée à une sorte de sujétion obscure et humiliante. La tolérance
du snobisme s'en lassera bientôt.
Les salons de jadis montrèrent une prédilection spéciale pour cette touchante mélodie de Massenet : Les Enfants,
dont Georges Boyer avait agréablement assemblé les vers. Celui-ci était secrétaire général de l'Opéra au
moment des querelles de Reyer et de Gailhard. Sa taille minuscule, son intrépide façon de relever la tête
et de défendre la cause de son "patron" agaçait l'auteur de Sigurd, qui l'appelait gaiement "le
tambour-major des poux". Innocente plaisanterie incapable de nuire aux non moins innocents Enfants.
Ce sont les premières mélodies de Massenet qui, mieux que les autres, requièrent mon hommage. Le Chant
provençal, si simple et si pénétrant :
La Chanson de Capri, si alerte et si fraîche :
Le Sonnet païen, si voluptueux et si entraînant :
L'Improvisateur, si pimpan et si coloré :
Le soleil du midi, de l'Italie, les éclaire d'un reflet délicieux et chaleureux.
Je déplore également l'indifférence que suscitent aujourd'hui les "Poèmes" de Massenet : Poème du
Souvenir, Poème d'hiver, Poème d'avril, Poème d'octobre, Poème d'amour, Poème d'un soir, Poème pastoral,
cycles de mélodies datant des débuts de leur auteur, de l'époque où le théâtre ne s'était pas encore
complètement emparé de lui et qui comptent parmi ses plus frappantes productions. Le Poème du Souvenir,
entre autres, possède une exceptionnelle profondeur de sentiment. Armand Silvestre en avait fourni le texte
à Massenet, texte précédé de cette méditative Epigraphe :
Rayonnement discret de la lampe baissée,
Douce plainte du lin par l'aiguille mordue,
Chant léger qu'étouffait, sur sa lèvre pressée,
Le baiser toujours pris et toujours défendu ;
Vieux livre interrompu de lentes causeries,
Silence qu'occupaient de longs enchantements,
Parfum toujours en fleur des roses défleuries,
Calme des soirs passés près des tisons fumants :
Oh ! je baise, en pleurant, l'aile dont tu m'effleures,
Souvenir éternel, regret inconsolé,
Amour qui fus ma vie et qui t'es envolé !...
Le piano exposait seul le thème principal :
que reprenait la voix :
Lève-toi, chère ensevelie !
et, après cinq morceaux d'expression poignante, c'était aussi le piano seul qui, dans une épitaphe désolée,
ramenait le même thème, avant la conclusion :
Souvenir éternel, regret inconsolé,
Amour qui fus ma vie et qui t'es envolé !...
Souhaitons qu'une telle musique sorte de l'ombre où elle est injustement tombée.
VI
Hérodiade, Manon, Le Cid
Nous arrivons à la période où s'affirma définitivement, dans le domaine dramatique, l'activité fulgurante
et dévorante de Massenet : Hérodiade en 1881, Manon en 1884, et Le Cid en 1885. La
réalisation matérielle de multiples projets superposés ne fut pas aussi facile que vous pourriez le croire.
La réussite brillante du Roi de Lahore devait ouvrir à Hérodiade les portes de l'Opéra. Vaucorbeil,
déjà nommé, Vaucorbeil que Massenet appelle, ironiquement sans doute, "l'éminent directeur" les lui ferma
sous le fallacieux prétexte qu'aucun "carcassier" -c'est également Massenet qui rapporte l'insolite et
sauvage mot- n'avait établi le livret. Ce livret, tiré, en le défigurant complètement, du conte magnifique
de Gustave Flaubert, Hérodias, portait la signature de trois auteurs : Paul Milliet; Grémont (lisez
Hartmann) et Zanardini, un italien dont la collaboration demeure inexplicable. Stoumon et Calabrési, qui
administraient alors à Bruxelles le Théâtre de la Monnaie et y témoignaient d'une intelligence supérieure,
qui nous révélèrent plus tard Sigurd et Salammbô de Reyer, reçurent l'ouvrage, le montèrent
avec une foi enthousiaste et un succès foudroyant.
Hérodiade me donna l'occasion d'écrire mon premier article de critique. Je ne prévoyais guère que,
durant les cinquante-trois années suivantes, j'y ajouterais tant d'autres "papiers" de toutes sortes. L'éditeur
Paul Girod, qui avait publié ma cantate de "la classe" et était propriétaire d'un petit journal de musique,
me pria de rédiger, à l'intention de ses abonnés, le comte rendu d'
Hérodiade.
La gaieté du voyage fut inénarrable. Une bruyante affluence d'amis fervents -Vaucorbeil n'y figurait pas-
envahit à la gare du Nord le train trop étroit pour les asseoir tous commodément, stupéfia de ses énormes
farces les douaniers de la frontière, puis, semblant fouler le sol d'un pays conquis, mêlant (déjà)
La Brabançonneà La Marseillaise, "occupa" l'hospitalière cité qui devint, aux heures héroïques,
l'objet de notre vénération.
Le triomphe d'Hérodiade dépassa nos espérances. A chaque entr'acte, les couloirs retentissaient des
plus drénétiques louanges. Je pus mesurer là l'incomparable popularité que possédait Massenet à l'étranger.
La représentation achevée, Bérardi emmena souper, dans les vastes salons de l'Indépendance belge,
tous les parisiens, nos vibrants compagnons de route. Massenet tardait à nous y rejoindre. Une inquiétude
nous gagnait. Que lui était-il arrivé ?... Avait-il oublié l'invitation ?... Enfin, il accourut, alerte,
rayonnant, accompagné de la blonde et ardente Marthe Duvivier, Salomé particulièrement applaudie.
"Excusez-moi ; je voulais féliciter et remercier mes interprètes", déclara-t-il.
Voici l'un des thèmes d'Hérodiade les plus caractéristiques de la manière du maître par sa voluptueuse
ondulation et la brusque opposition de ses nuances. Vous remarquerez, en outre, l'étonnante simplicité
de l'orchestre, l'absence de toute doublure, de toute lourdeur.
C'est au Concours du Conservatoire qu'Hérodiade charma d'abord un public français. En ce temps-là, nul
règlement n'empêchait les élèves d'étudier certaines musiques récentes, les assistants de manifester leur opinion,
les jurés de siéger quand on chantait les oeuvres. Placé à la droite de l'antique Abroise Thomas, paternel
et barbu, le jeune Massenet écoutait, non sans une vive satisfaction, les barytons et les soprani de notre
école, désireux d'obtenir son suffrage, roucouler tendrement "Vision fugitive", "Il est doux, il est bon", et
il acceptait, avec un évident plaisir, les acclamations affectueuses que nous lui adressions. L'Opéra ne joua
pas Hérodiade avant le 24 décembre 1921, quarante ans après le théâtre de la Monnaie. C'était à la fois
fêter somptueusement Noël et exalter spirituellement la mémoire de Vaucorbeil.
Manon est trop connue par les milliers de représentations qu'elle eut sur toutes les scènes du monde
pour que je vous en parle longuement. Peut-être ignorez-vous cependant que nous la devons à un singulier hasard.
Carvalho, souhaitant d'introduire au répertoire de la Salle Favart Phoebé d'Henri Meilhac, chargea
Massenet d'accomplir cette adaptation lyrique. Celui-ci, peu séduit, essayait en vain d'exécuter la "commande".
Sa plume restait obstinément rebelle et son papier déplorablement intact. Résolu de cesser un si stérile effort,
Massenet alla se confier à Meilhac, qui le reçut dans le fameux cabinet de travail où s'amoncelaient, sur
les rayons des bibliothèques, tant de beaux livres splendidement reliés. Tirant Phoebé de sa poche,
Massenet risquait une timide excuse, une vague explication, quand ses regards s'arrêtèrent sur le titre
étincelant d'un volume.
"Manon ! ", s'écria-t-il, montrant du doigt le roman de l'Abbé Prévost.
- Quoi, Manon Lescaut, c'est Manon Lescaut que vous voulez ?
- Non ! Manon, Manon tout court ; Manon, c'est Manon !"
Aussitôt, l'accord se fit et Meilhac s'adjoignit Philippe Gille. Voilà l'origine de la pièce qui contribua
le plus sûrement à la fortune de Massenet.
L'attribution du rôle principal fut assez malaisée. On songea sérieusement à Vaillant-Couturier, à Jeanne
Granier ... Finalement, Heilbronn l'emporta. Elle avait interprété jadis la Grand'tante ; elle avait
aidé, de son captivant talent, Massenet à ses débuts, elle devait le suivre dans sa gloire. Vers la centième
de Manon, au moment où l'incendie du théâtre allait épouvanter, clouer chez eux les prochains
spectateurs, elle mourut. Massenet nous déclare, en ses vibrants Souvenirs, qu'il "préféra arrêter
l'ouvrage plutôt que de le voir chanté par une autre". Ce qui ne l'empêcha pas d'ajouter, au bas de la même
page que "l'unique et chère Sibyl Sanderson le reprit à l'Opéra-Comique". Réjouissons-nous d'une
condescendance qui perpétuait heureusement la vogue universelle et légitime du
Cette vogue se justifie non seulement par l'exceptionnelle valeur de la musique et du poème, mais aussi
par l'innovation qu'imagina Massenet, afin d'atténuer le désagrément résultant de l'alternance du chant
et de la parole. En voici un exemple démonstratif. L'orchestre ne se tait point : il s'allège opportunément
pour laisser entendre les mots essentiels et pour rappeler, pendant que Des Grieux les adresse à Manon, le
"motif" de l'héroïne.
Déjà Massenet s'imposait la règle infexible, qu'il observa jusqu'à son dernier jour, de ne plus assister
à ses "générales" ni à ses "premières". S'en désintéressait-il ou lui causaient-elles trop d'émotions ? Je
penche pour la seconde hypothèse. Sa nervosité fiévreuse s'accentuait ; il attachait une telle importance aux victoires
passionnément espérées et préparées, il craignait tant que chaque épreuve ne le désillusionnât, qu'il s'enfuyait
quand sonnait l'heure décisive, si redoutée, quitte à revenir le lendemain, content et rassuré.
Le 30 novembre 1885, l'Opéra donnait la première du Cid et l'Opéra-Comique la quatre-vingtième de
Manon. C'est donc à la salle Favart que Massenet passa cette soirée. Il nous avoue que, malgré son
calme apparent, il était soucieux et que, Manon achevée, une force irrésistible l'entraîna vers Le Cid.
Il arriva devant le Palais-Garnier lorsque la foule en sortait. Se cachant, il écouta les propos désolants de
quelques gens hostiles, puis il aperçut Mme Krauss qui, l'ayant reconnu, s'élanàa, l'embrassa, cria :
"C'est un triomphe!"
Elle ne l'avait pas trompé. Blotti dans mon petit coin habituel du meilleur couloir, je suivis la représentation,
d'autant plus étincelante que Ritt et Gaillard, successeurs de Vaucorbeil, tenaient à bien faire. Fidès
Devriès et Bosman, Jean et Edouard de Restzké, Rosita Mauri formaient une distribution incomparable.
Est-il possible d'oublier l'amoureuse phrase de Rodrigue :
le tendre duo de celui-ci et de Chimène :
le radieux ballet et sa frénétique Aragonaise :
interprétés comme ils le furent ?
Si la collaboration inattendue de Corneille, de Guilhem de Castro, de d'Ennery, de Gallet et de Blau,
scandalisa certaines personnes respectueuses de nos vieux chefs-d'oeuvre, l'exubérante et décorative
partition de Massenet contraria très efficacement leurs résistances.
VII
Esclarmonde, Le Mage, Werther
L'incendie chassa de l'Opéra-Comique, où il rentra fort heureusement plus tard, le pauvre Carvalho,
irresponsable du désastre. La direction, transférée place du Châtelet, échut à un nommé Paravey que nul ne
connaissait et qui retomba bientôt dans l'ombre, ignorant tout de ce qu'il devait savoir, noyant son
incompétence désolante au fond de ses bocks coutumiers et consolateurs. Il n'obtint le privilège souhaité
qu'en s'engageant à jouer Le Roi d'Ys d'Edouard Lalo, essaya d'éluder sa promesse, n'y réussit pas
et remporta, malgré lui, le magnifique succès dont il niait obstinément la possibilité.
Celui d'Esclarmonde l'étonna moins. Massenet était célèbre ; l'Exposition Universelle de 1889 commençait ;
une débutante provoquait l'admirative curiosité : Mlle Sibyl Sanderson, exquise Américaine que ses
compatriotes, tous les étrangers et tous les Parisiens applaudirent sans relâche jusqu'à la clôture des
fêtes internationales. Après Marie Heilbronn et avant Lucy Arbell, Sibyl Sanderson fut l'une des trois
grandes "préférées" de Massenet.
Esclarmonde témoignait de la violente influence wagnérienne subie par Massenet à cette époque. Le
poème d'Alfred Blau et de Louis de Gramont nécessitait d'ailleurs l'emploi du leitmotiv. Mais la personnalité
du musicien ne s'y effaçait point. Elle s'affirmait au contraire aussi bien dans le réalisme audacieux
du sensuel hyménée :
que dans la tendresse enveloppante du pénétrant Nocturne :
et le génie de Massenet gardait là son caractère profondémenrt français.
Avec Le Mage, en 1891, Massenet se privait du concours utile des librettistes professionnels, se
présentait à l'Opéra en la seule compagnie d'un poète véritable, Jean Richepin, non rompu aux exigences
lyriques. On n'apprécia pas suffisamment sa tentative et il éprouva la même déconvenue en 1906, et en
1909, lorsque Catulle Mendès, autre poète authentique, lui ménagea la douteuse entreprise d'Ariane et
la cruelle chute de Bacchus. L'"honorable" carrière du Mage n'eut rien d'éblouissant ni
d'affligeant. Elle n'augmenta ni ne diminua la réputation de Massenet.
Je vous parlerai donc maintenant de Werther, qui est probablement l'oeuvre capitale de son auteur
et qui nous fournira de meilleurs éléments d'attention.
Notons d'abord que Carvalho refusa Werther quand Massenet, en 1887, le lui proposa. Selon ce dernier,
voilà comment les choses se passèrent.
"J'avais obtenu de Mme Rose Caron, alors à l'Opéra, qu'elle m'aiderait à auditionner. L'admirable artiste
était près de moi, tournant les pages du manuscrit et témoignant, par instants, de la plus sensible émotion.
J'avais lu, seul, les quatre actes ; quand j'arrivai au dénouement, je tombai épuisé, anéanti !
"Carvalho s'approcha alors de moi en silence, et, enfin, me dit :
"- J'espérais que vous m'apporteriez une autre Manon ! Ce triste sujet est sans intérêt. Il est
condamné d'avance ...
"Aujourd'hui, en y repensant, je comprends parfaitement cette impression, surtout en réfléchissant aux
années qu'il a fallu vivre pour que l'ouvrage soit aimé !
"Je sortis sans dire un mot."
Cinq ans après, le ténor Van Dyck et Mlle Renard "créaient"
Werther à Vienne et, en 1893, Carvalho,
s'apercevant de son erreur, le jouait, de bonne grâce, à l'Opéra-Comique, où ce directeur reprenait sa
place qu'il n'aurait jamais dû quitter.
Edouard Blau, Paul Milliet et Georges Hartmann avaient solidement établi le scénario de Werther.
C'étaient des "gens du métier", pleins d'expérience et d'adresse, qui tirèrent du roman de Goethe tout
ce qui pouvait enflammer la frémissante sensibilité de Massenet, servir son sens inné de la couleur et
de l'effusion.
La couleur, où en a-t-il mis de plus enjôleuse que dans le contemplatif
Clair de lune ?
L'effusion, où en trouvez-vous de plus profonde que dans l'air des larmes ?
Massenet a bien rarement atteint ce degré de pathétique, cette beauté expressive, cette spontanéïté
du sentiment, cette éloquence instrumentale et vocale qui élèvent
Werther à la cime de ses
productions et lui assurent une sorte de souveraineté impérissable.
Impérissable aussi est le souvenir que je conserve de Marie Deluc qui fixa si gravement, si largement,
et si magistralement la haute allure du rôle de Charlotte.
VIII
Thaïs, La Navaraise, Sapho, Cendrillon, Grisélidis
Le Mage est loin,
Werther est proche
Et déjà
Thaïs est sous roche:
Admirable fécondité ...
Moi, voilà dix ans que je pioche
Sur
Le Capucin enchanté."
Cette facétie de Reyer fut prise au sérieux par quelques courriéristes naïfs, à court de copie, qui
annoncèrent immédiatement "le nouvel ouvrage de l'illustre académicien". Celui-ci, jamais à court de
farce, révéla le sujet de "sa" pièce :
"Acte premier et unique.
"La scène représente une place publique ; à gauche l'enseigne d'une taverne fameuse. Entre par la droite
un capucin. Il regarde la porte de la taverne. Il hésite ; puis enfin se décide à en franchir le seuil
dont il referme la porte. Musique à l'orchestre si l'on veut. Tout à coup on voit ressortir la capucin
enchanté ... enchanté certainement de la cuisine !
Et plus tard, continuant la plaisanterie, il ajouta, en 1894 :
"Thaïs épouse le Mage : ils auront beaucoup d'enfants." Allègre veuve et, comme l'avait
prévu Reyer, infatigable Mère Gigogne, Thaïs, sous les traits ravissants de Sibyl Sanderson,
évoquant Anatole France par les "vers méliques" de Louis Gallet, s'installa confortablement à l'Opéra, où
elle n'a guère cessé de régner. Elle y chante encore à son miroir :
et son miroir ne se ternit point. Le violon solo y égrène toujours le chapelet de sa lente et suave Méditation :
et les abonnés ne s'en lassent point. Ils ont raison de préférer le charme mélodieux de
Thaïs à
l'horreur polytonique des agrégations que l'école "avancée" devenue si vite d'arrière-garde, essaie
vainement de leur imposer.
Lorsque Massenet traça le plan de la Navarraise à ses collaborateurs Jules Claretie et Henri Cain, il
était évidemment sous l'impression que lui causait le prodigieux succès de de Cavalleria Rusticana.
Deux actes rapides, violents, tragiques, reliés par un morceau instrumental. Cela ne rappelle-t-il pas la
disposition scénique du drame tumultueux, universellement acclamé à l'époque où commençaient de retentir
les grandiloquences excessives du vérisme italien ? L'analogie se borne-là, car vous pensez bien que
Massenet n'imita nullement Mascagni et que, contrairement à son effervescent confrère, il sut ménager d'habiles
contrastes dont le pittoresque interlude, berçant le sommeil des soldats espagnols, est un probant exemple.
Souvenez-vous en :
Souvenez-vous aussi du motif frénétique figurant le carlisme révolté :
et vous vous remémorerez suffisamment la fougueuse partition qu'Emma Calvé transféra en 1895 à l'Opéra-Comique, après
l'avoir créée à Londres l'année précédente.
Elle joua ensuite, à l'Opéra-Comique également, les costumes contemporains s'y étant acclimatés déjà -vers
1891, si je ne me trompe- et n'effrayant plus personne, l'adaptation que Henri Cain et Arthur Bernède avaient
apportée à Massenet de la Sapho d'Alphonse Daudet. Elle chantait, en provençal
attraction notable qui, au gré du public, surpassait les pages poignantes semées à profusion par Massenet,
pages dignes du beau livre inspirateur.
Nous sommes là, remarquons-le, à l'époque où la production de Massenet se multipliait en un rythme accéléré,
haletant. Elle ne provoquait plus aucun incident "historique" ; rien ne s'opposait plus à son épanouissement.
Les directeurs se la disputaient avant même de la connaître, de savoir si l'auteur achèverait jamais la
musique des pièces qu'ils convoitaient. Massenet se laissait entraîner dans le tourbillon de la gloire.
Cela va m'obliger à la brièveté.
Voilà Cendrillon que Cain, délaissant Daudet, empruntait au bon Perrault, pour la joie de nos
enfants. Albert Carré, succédant à Carvalho, dont l'amitié si chère me comblait suprêmement le jour de sa
mort, la monta en 1899 et y trouva l'occasion de manifester sa science de la mise en scène que je devais
personnellement éprouver maintes fois et qui contribua brillamment à la rénovation du spectacle lyrique.
Elle eut les décors et les mélodies de féerie qu'elle méritait et qui lui valurent de tenir longtemps
l'affiche. Nul n'oublie l'attendrissante phrase de Fugère :
ni la grâce mélancolique de Julia Guiraudon, murmurant au coin de l'âtre :
Et voilà Grisélidis (1901), toujours à l'Opéra-Comique. Fort comique, en effet, était le Diable
d'Armand Silvestre et d'Eugène Morand, tentateur insidieux de la fidèle épouse, "modèle des dames mariées",
comme vous savez. Diable joyeux qui s'accordait si bien avec le sens du comique, eh ! oui, du comique, du
franc comique, trop souvent méconnu, que possédait Massenet. Savourez la câlinerie sautillante du Diable de
Grisélidis
:
et rapprochez-la de la canaillerie dégingandée du Lescaut de
Manon
:
vous observerez le même sens du comique, comique d'opérette peut-être, mais de haute opérette, comique
rare et délicieux où se révèle un grand musicien.
Est-ce à dire que le comique opprime le pathétique et le charme ? Non pas. Du contemplatif Proloque au
religieux Epilogue, les autres qualités de Massenet se développent librement en l'honneur de la vertueuse
IX
Les oeuvres Monégasques
Le Jongleur de Notre-Dame, Chérubin
Thérèse, Espada, Don Quichotte, Roma
Le Prince Albert de Monaco, grand ami, grand protecteur de la justice et de la vérité, fut, entre tous les
souvenirs de son temps, intelligent, brave et bon. Il fit construire à Monte-Carlo un somptueux théâtre
d'opéra, ruisselant de dorures, signé Garnier, le dota de chanteurs, d'un orchestre, de choeurs hors ligne
que Raoul Gunsbourg gouvernait sous son autorité suprême et gouverne encore. Je puis en parler d'une
manière d'autant plus désintéressée que je n'ai rien à attendre de son fils et successeur, demeuré, je
crois, fort étranger aux attraits subtils des arts jadis affectionnés, cultivés, encouragés là-bas. Je ne
l'ai d'ailleurs jamais rencontré. Mais je garde un souvenir très reconnaissant, très ému, de l'hospitalité
que le Prince Albert voulut bien accorder à ma famille et à moi-même dans son heureux palais, sur son
rocher ensoleillé, doucement fleuri, où, durant notre séjour que provoquèrent les répétitions d'un de
mes ouvrages, il nous charma par sa largeur d'esprit, sa simplicité d'allure, sa générosité d'idées, peu
conformes au protocole qu'il subissait et qui souvent m'étonnait. N'acceptait-il pas d'être servi le premier
à table, avant les dames assises autour de lui ? Négligeons cette petite faiblesse ! En l'évoquant, ma
mémoire impose brusquement à mes yeux une antithèse saisissante. Je me permets de l'énoncer.
Le Prince Albert, quelques années après la visite en question, mourut dans sa résidence parisienne. Dès
que j'appris la nouvelle qui m'attrista profondément, je décidai d'aller m'inscrire sans perdre un instant,
au domicile funèbre. Je franchis le seuil ouvert, désert ; aucun registre n'était déposé, aucun domestique
ne paraissait, des coups de marteau ébranlaient la maison. Etonné, je poussai une porte mi-close. Au fond d'un
salon immense, devant des meubles épars, des outils de menuisier amoncelés à terre ; sur un lit d'apparat,
haut de plusieurs mètres, tout seul, revêtu de son uniforme chamarré, le visage couleur de poussière, était
étendu le pauvre cadavre abandonné. Je m'enfuis terrifié, songeant douloureusement à la vanité des choses
humaines.
Massente et Saint-Saëns furent les compositeurs préférés du Prince Albert. Chaque saison, l'un d'eux avait
sa place marquée au programme du Théâtre de Monte-Carlo. Pour ses débuts sur la scène monégasque, Massenet apporta
Le Jongleur de Notre-Dame. Son concierge, un jour, lui en remit le livret, mystérieusement mêlé à
sa volumineuse correspondance par un auteur discret dont il ne connut le nom, Maurice Léna, qu'après avoir
terminé la musique qui pourrait bien être son chef-d'oeuvre, qui est évidemment son oeuvre dramatique la
plus accomplie. Si elle n'offre pas l'équivalent des quelques pages exceptionnelles et célèbres de Werther
et de Manon, elle possède une unité de style très frappante. Elle ne cherche point violemment l'effet
et elle le trouve naturellement, délicatement et cordialement. Comme vous le savez, elle se prive de l'attrait
coutumier des voix féminines. C'est une de ses originalités. On regrette que Mary Garden ait voulu changer
cela et se soit attribué, en Amérique, le rôle masculin du Jongleur, ait travesti, du même coup, le principal
personnage et la pensée respectable de Massenet. Cette fantaisie resta d'ailleurs inimitée. La distribution
parisienne appelle seule notre souvenir. L'humble allégresse de Maréchal, l'onction conventuelle de Fugère
sont encore présentes à l'esprit de tous. Qui de nous ne fredonne souvent la romance agreste :
ou l'évangélique conclusion :
qui de nous alors ne sent se réveiller lentement en soi l'émotion du passé ?
Après Le Jongleur de Notre-Dame (1902), l'Opéra de Monte-Carlo joua de Massenet Chérubin
(1905) qu'Henri Cain tira d'une comédie de Francis de Croisset, comédie devenue lyrique par ses soins.
Chérubin n'ayant laissé que des traces assez pâles et n'exigeant point une étude attentive, je vous
signalerai un peu moins brièvement la création de Thérèse, poème de Jules Claretie, qui, en 1907,
parut à son tour sur la "Côte d'Azur". Elle me fournira l'occasion de vous montrer avec quelle jolie ardeur
incisive Massenet défendait ses interprètes.
Au sortir d'une séance où j'avais fait travailler la pièce dont je vous ai parlé précédemment et que le
suffrage du bon Prince me rendait chère, j'aperçus Massenet, convoqué à la répétition de Thérèse et
accompagné de la souriante et rose Lucy Arbell. Je m'approchai d'eux, voulant les saluer, et j'eus la surprise
d'entendre celui-là me dire rudement, presque furieusement, en désignant celle-ci :
"Tenez, le voilà, votre contralto blafard !"
"Contralto blafard !" c'étaient les deux mots tombés de ma plume et consacrés à Lucy Arbell au cours
d'un de mes récents articles. Ils constituaient, vous le pensez bien, l'appréciation d'une voix discutable
et non d'un visage séduisant à l'extrême. Je répondis gaiement et gentiment, je crois. Tout en me reprochant
le dépit que je causais à Massenet, j'éprouvais, j'ose l'avouer, un certain orgueil d'avoir pu vaincre un
instant son aménité universellement obstinée. Hélas ! le lendemain matin, il m'adressait cette dépêche repentante
et touchante, plus affectueuse que jamais : "Je crains de vous avoir peiné dans un moment où vous devez
rester dans la joie d'une belle représentation et j'en serais désolé aussi. Votre vieil ami vous serre les
mains. Massenet." Elle me pénétrait du charme irrésistible dont allait témoigner la partition de
Thérèse.
Ah ! ce menuet délicieux que Diémer exécutait au clavecin, dans la coulisse, durant la rencontre pathétique
de deux amants longtemps séparés et se retrouvant, à l'automne, en un vieux parc où tombaient mollement les
feuilles mortes ! Quel regret poignant de la jeunesse perdue s'y révèle ! Quelle mélancolie profonde, quelle
tendresse désespérée s'y mêlent !
L'année suivante,
Espada, livret du baron de Rothschild, succédait à
Thérèse, puis, en 1910,
Don Quichotte, scénario d'Henri Cain, d'après Alexandre Parodi, achevaient la série des oeuvres
monégasques, applaudies avant la mort de Massenet. La réussite de
Don Quichotte surpasse celle d'
Espada, celle de
Roma. Chaliapine et Vanni-Marcoux, qui brandirent tour à tour la lance
au "chevalier de la longue figure" y contribuèrent considérablement. La carrière du maître touche à sa fin.
X
Ariane, Bacchus et quelques oeuvres antérieures
Je dois cependant retarder un peu ma conclusion et revenir en arrière, à l'Opéra d'abord, où Ariane
(1906) et Bacchus (1909) furent joués et eurent une fortune bien différente. Massenet s'était réjoui
d'obtenir, pour ces deux pièces, la collaboration de Catulle Mendès. Ariane justifia ses espérances ;
Bacchus les déçut complètement. Soixante soirées d'une part, un dérisoire minimum de l'autre, forment le
bilan de cette aventure suprême dont Massenet n'accepta point les résultats sans protestations véhémentes,
sans plaintes douloureuses. N'y a-t-il pas là, vraiment, une ironie trop cruelle du sort ? Après des sucès
tels que jamais musicien n'en remporta d'aussi éclatants, d'aussi durables, une chute brutale, inattendue,
cinglante, infligée au compositeur le plus chéri, le plus populaire, le plus admiré de son époque, empoisonnant
ses dernières années ! Je ne connais aucun exemple pareil de l'aveugle férocité des foules.
Précédemment, dès son jeune âge, Massenet avait semé sa route d'innombrables productions secondaires que je
n'ai pas citées et qui comptent néanmoins.
Narcisse, idylle antique, et Biblis, autre cantate similaire, enrichirent le répertoire de la
mondaine Société chorale Guillot de Saint-Bris. Les divers morceaux insérés dans Théodora et Le Crocodile
de Victorien Sardou, dans Le Grillon du Foyer de Dickens et Francmesnil, dans Le Manteau du Roi,
de Jean Aicard, dans Jérusalem de Georges Rivollet, dans Le Perce-Neige de Jeanne Dortzal,
dans Brumaire d'Edouard Noel, dans Un drame sous Philippe II de Georges de Porto-Riche, dans
Nana-Sahib de Jean Richepin sont de Massenet qui, très confraternellement, accepta l'ingrate besogne
de restaurer la chancelante Kassia de Léo Delibes.
En outre, Massenet illustra de ses symphonies Le Carillon, court ballet d'Ernest Van Dyck et de
Camille de Roddatz, que l'excellent ténor, San Werther de Vienne, offrit à l'Autriche, honorée de ce précieux
cadeau. Le Portrait de Manon, un petit acte où Georges Boyer nous montrait Des Grieux vieilli, mais
non point détaché du passé, tenta également la verve infatigable de Massenet et parut à l'Opéra-Comique en
1894. Je note aussi un concerto pour piano et orchestre que révéla Diemer et les Expressions lyriques,
dédiées à Lucy Arbell
.
Le XXe siècle commençait quand l'auteur de Marie-Magdeleine, d'Eve et de la Vierge
revint à l'Oratorio. Il tira de la Bible trois épisodes : Moab, Jéricho et Chanaan qui,
réunis sous le titre de La Terre Promise, se développèrent amplement en la vaste nef de l'église
Saint-Eustache. Une lente et solennelle Marche y déployait ses sonorités imposantes, modulait copieusement,
fastueusement, était ramenée sept fois à sa tonalité principale par les sept trompettes fatidiques jusqu'à
l'écroulement des murs de la ville fameuse. Une Pastorale apaisée, symbolisant le pays de Chanaan, la
Terre Promise, contrastait avec la grandeur tumultueuse d'un tel effet. Le thème de cette Pastorale
rappelait le meilleur Massenet des temps heureux. Jugez-en :
Vous éprouvez sans doute, de sa lecture, l'émotion qui m'étreint moi-même tandis que je songe à la vie
de travail et de gloire dont j'ai essayé d'évoquer devant vous le magnifique épanouissement.
XI
La mort de Massenet
Le 13 août 1912, vers le milieu de la journée, je reçus à Villers-sur-Mer, où je passais alors mes
vacances, la dépêche suivante :
Compositeur Massenet est mort. Seriez bien aimable nous télégraphier ce soir même avant fermeture bureau
télégraphique cinquante lignes que puissions insérer dans Matin de demain 14.Amitiés. Lauzanne
Ce me fut une stupeur. Certes, la grave maladie de Massenet, maladie ancienne déjà qui avait nécessité une
opération chirurgicale, m'était connue et m'inquiétait. Mais l'idée que l'incomparable activité de son
cerveau pourrait s'arrêter ne m'avait jamais effleuré. Je sentis en moi un profond déchirement. Ma pensée
franchit la distance qui me séparait du logis où, chaque premier janvier, j'allais lui "souhaiter la bonne
année", où sa lampe ne s'allumerait plus, comme de coutume, avant le lever du soleil, et n'éclairait
maintenant que sa dépouille inerte. Vous imaginez mon chagrin ...
Je songeai cependant que le bureau de poste fermait à sept heures, que le critique du Matin devait
remplir sa tâche ; j'improvisai l'article qui m'était demandé et le télégraphiai à Lauzanne.
Le lendemain, un "exprès" me remit cette lettre :
14 VIII-12
Mon cher Bruneau, je tiens à ce que tu sois bien persuadé que je n'ai accepté d'écrire les quelques lignes
parues ce matin à côté de ton nom, qu'après avoir reçu l'assurance du journal Le Matin de l'impossibilité
de pouvoir te joindre.
Ce n'était apparemment qu'une façon de s'exprimer ... Dans l'histoire et pour ma tranquillité, voici les
premières lignes supprimées : "Il faut que le m'excuse auprès des lecteurs du Matin de prendre la
place de mon ami Bruneau, doublement autorisé à venir saluer ici, etc ...".
Voilà, cher ami, avec l'expression renouvelée de mon affectueuse amitié.
Claude Debussy
P-S : Je rouvre ma lettre pour mettre ton adresse à la mer que je n'apprends qu'en l'ayant fait porter
rue de la Pompe, préalablement.
Si vous manquez d'eau à Villers, je te recommande particulièrement celle qui tombe à Paris. Elle est d'une
supérieure obstination.
N'y a-t-il pas là, de la part de Debussy, une délicatesse rare ? Il me plaît de la divulguer et de rendre
hommage aux sentiments si élevés qui l'inspirèrent. Peu après, le courrier m'apportait une autre lettre
explicative, non moins délicate, que je suis heureux aussi de reproduire.
Le 14 août 1912
Mon cher ami, je vous remercie beaucoup de l'excellente dépêche que vous nous avez envoyée sur Massenet.
Après vous avoir demandé sa nécrologie, j'étais un peu inquiet et craignais que vous ne puissiez me l'envoyer
à temps ; je m'étais, en conséquence, adressé à Claude Debussy pour que de toute façon nous ayons un article
sur cette grande mort. Je n'ai pas voulu ensuite, lorsque j'ai reçu votre dépêche, être disgracieux envers
Debussy et ne pas publier son article. Je les ai donc mis tous deux côte à côte et je pense que cela ne
vous aura pas contrarié.
Croyez, en tout cas, à mes sentiments amicaux.
Stéphane Lauzanne
Je répondis à Lauzanne qu'il m'avait fait grand honneur en "mettant côte à côte" l'article de Claude Debussy
et le mien. Ne me reprochez pas de sortir un peu du sujet qui m'est imposé et de vous raconter des choses
trop personnelles. Leur joli caractère, auquel s'attache ma gratitude, me semble digne de votre attention
et de votre approbation. Il adoucit l'affreuse peine que me causa la soudaine disparition de Massenet.
Voilà, au demeurant, les deux "papiers" parus en tête du Matin.
UN GRAND MUSICIEN EST MORT
Massenet n'est plus
Massenet fut le plus réellement aimé des musiciens contemporains. C'est d'ailleurs bien cet amour que l'on
a eu pour Massenet qui lui créa du même coup la situation particulière qu'il n'a cessé d'occuper dans le
monde musical.
Ses confrères lui pardonnèrent mal ce pouvoir de plaire qui est proprement un don. A vrai dire, ce don
n'est pas indispensable, surtout en art, et l'on peut affirmer, entre autres exemples, que jamais
Jean-Sébastien Bach ne plut, dans le sens que ce mot prend, lorsqu'il s'agit de Massenet. A-t-on entendu
dire des jeunes modistes qu'elles fredonnaient la Passion selon Saint Mathieu ? Je ne le crois pas.
Tandis que tout le monde sait qu'elles s'éveillent le matin en chantant Manon ou Werther.
Qu'on ne s'y trompe pas, c'est là une gloire charmante qu'envieront secrètement plus d'un de ces grands
puristes qui n'ont pour réchauffer leur coeur que le respect un peu laborieux des cénacles.
Il a réussi pleinement dans ce qu'il entreprenait, de quoi l'on a cru se venger en disant -à voix basse-
qu'il était le meilleur élève de Paul Delmet, ce qui n'est qu'une plaisanterie du plus mauvais goût. On
l'a beaucoup imité, aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur ...
Tâcher de faire tomber ceux que l'on imite est le premier principe de la sagesse chez certains artistes,
qui nomment ces manoeuvres blâmables "lutte pour l'art". Cette expression si souvent employée a quelque
chose de louche et, au surplus, le défaut d'assimiler l'art à un sport quelconque.
En art, on n'a à lutter le plus souvent que contre soi-même, et les victoires que l'on y remporte sont
peut-être les plus belles. Mais, par une ironie singulière, on a peur, en même temps, d'être victorieux de
soi-même, et l'on aime mieux tranquillement faire partie du public ou suivre ses amis, ce qui revient au
même.
Ce n'est guère le moment d'exprimer un regret de sa prodigieuse fécondité, qui parfois semble lui avoir
interdit la faculté de choisir. Et d'ailleurs a-t-on jamais le droit d'exiger d'un homme qu'il soit
justement le contraire de ce qu'il a été ?
Au siècle de Napoléon, toutes les mères françaises espéraient que leurs fils continueraient Napoléon ...
Le jeu des guerres s'est chargé de faucher beaucoup de ces rêves. Et puis il y a des destinées uniques.
Dans son genre, la destinée de Massenet est une de celles-là.
Claude Debussy
Massenet est mort. Il succombe brusquement dans l'extraordinaire apothéose grandissante qui dura près d'un
demi-siècle. Depuis l'heure lointaine de ses débuts, il eut la souveraineté du succès. Il fut le musicien
préféré de la foule ; il exerça, par sa personne autant que par son talent, un pouvoir de séduction
auquel nul n'osera jamais essayer de prétendre. Le désir de plaire, de plaire à tous indistinctement,
éclatait aussi bien dans ses propos que dans ses oeuvres. Sa vie n'a été qu'une perpétuelle conquête
obtenue comme en souriant, comme en se jouant.
Prix de Rome à vingt et un ans, il entrait à l'Institut quinze années plus tard et il était nommé en même
temps professeur de composition au Conservatoire. J'assistai à son premier cours. Je le revois maintenant,
accompagné d'Ambroise Thomas, le directeur d'alors, s'asseyant gaiement au piano, la figure encadrée d'une
soyeuse barbe blonde, ses longs cheveux envolés, déchiffrant, chantant de sa voix jeune, ardente et
carressante, les quelques pages que ses élèves lui avaient apportées. Il sut choisir pour chacun de nous
le mot charmant et captivant qui devait nous attacher à lui et nous rendre inoubliable cette journée. On
comprendra que je n'évoque point sans émotion, à l'heure présente, de pareils souvenirs ...
Tel était l'homme, tel était l'artiste. Voulant se faire aimer, il se montra naturellement supérieur dans
l'expression de l'amour et il créa un langage de tendresse qui ne ressemble à aucun autre. Une mélodie de
Massenet se reconnaît entre mille. Elle a une sensibilité pénétrante, une sensualité troublante, une grâce
souple qui lui appartiennent absolument en propre et qui traduisent de fidèle manière le tempérament de
son auteur.
On aurait tort de chercher à en amoindrir l'importance, à en discuter les causes. Si d'ailleurs Manon
et Werther étaient seuls destinés à rester dans la mémoire des générations prochaines, ce serait encore
suffisant pour rappeler dignement une très brillante époque de notre théâtre lyrique, un très délicieux maître
français que le monde entier adore et acclama, une forme dramatique nette, claire et jolie, exactement
appropriée à l'esprit de notre race.
Le mort illustre ne nous quitte pas complètement ; nous le retrouverons demain en ses partitions où il
a mis le meilleur de sa pensée et qui, selon son voeu touchant, prolongeront la fervente affection de
ses admirateurs.
Alfred Bruneau
La presse fut extrêmement chaleureuse. Quelques mois plus tard, Saint-Saëns, lui-même, rendit justice
à son "rival" comme il l'appelait. L'article médité qu'il publia dans L'Echo de Paris constitue,
malgré ses rudes amertumes, ses longueurs inutiles et désordonnées, un hommage significatif, un document
de haut rang.
Peu après, un comité se forma pour ériger un monument à Massenet. Gustave Charpentier, l'illustre auteur
de Louise, le présida. Il avait non seulement succédé au maître sous la coupole, mais revêtu son
costume que lui offrit Mme Massenet, en souvenir de l'admiration mutuelle qui liait, d'étroite amitié, le
professeur et l'élève. Ce monument placé dans le jardin du Luxembourg, fut inauguré le 21 octobre 1926.
Une pluie diluvienne, hargneuse, voilant le soleil attendu, obligea les assistants à se réfugier au Sénat
où l'orchestre Colonne, conduit par Gabriel Pierné, son chef, autre disciple éminent de Massenet, devenu,
lui aussi, académicien, exécuta l'Ouverture de Phèdre, des fragments de Marie-Magdeleine et
des Erinnyes. Gustave Charpentier, André Rivoire, Albert Carré et Edouard Herriot, ministre de
l'Instruction publique et des Beaux-Arts, prononcèrent, en cet ordre rigoureusement protocolaire,
d'éloquents discours.
XII
Les oeuvres posthumes
J'en parlerai brièvement. Bien que leur nombre soit assez important, je pourrais, sans irrespect ni
inconvénient, me dispenser de les mentionner. Elles n'ajoutent rien d'éclatant aux beautés du passé : elles
n'eurent qu'une existence éphémère, on ne les ressuscitera probablement pas. Je vous indique, néanmoins,
leur état civil.
Panurge, "haulte farce musicale", empruntée à Rabelais par Georges Spitzmuller et Maurice Boukay,
reçut l'hospitalité des frères Isola qui avaient déjà cordialement accueilli Don Quichotte. La
sagesse distinguée de cette haulte farce déconcerta légèrement les spectateurs de la Gaîté-Lyrique, privés
du rire énorme sur quoi ils comptaient.
Cléopâtre, poème de Louis Payen, et
Amadis, féerie de Jules Claretie, furent représentés à
Monte-Carlo.
Cléopâtre occasionna un procès retentissant. Massenet, en deux testaments datés du 18 janvier et du
29 mai 1912, désignait expressément Mlle Lucy Arbell pour la création des personnages de Cléopâtre et d'Amadis,
rôles qu'elle était dès lors autorisée à considérer comme sa propriété absolue et perpétuelle. Quand la
principauté de Monaco annonça la réception de Cléopâtre, l'héritière affirma ses droits. On les lui
contesta et l'on choisit à sa place Mme Kousnetzoff. Elle plaida, obtint d'abord gain de cause et, finalement,
échoua devant la Cour d'appel. Elle ne créa donc ni Cléopâtre ni Amadis et la volonté formelle,
évidente, incontestable de Massenet demeura méconnue.
Cet incident n'a qu'une valeur historique. Je le consigne ici uniquement à ce point de vue. J'ai achevé le
portrait que je m'étais promis de dessiner, de rendre exact et fidèle. J'ai aimé Massenet tel qu'il était,
tel que vous le montrent les pages sincères de ce petit livre, évocateur des temps heureux vécus auprès de
lui, dans le travail ardent de ma jeunesse, petit livre attendri où vous ne trouverez pas un mot de
flagornerie ni de mensonge. J'ai cru devoir y employer le seul langage de vérité qui me parut digne du génie
et de la gloire de mon maître. Il m'a été doux de l'écrire : je souhaite que mes lecteurs s'en aperçoivent.