Le renouveau du théâtre lyrique français

Emile Zola – Alfred Bruneau

 

 

            Confronter Emile Zola à la musique nous réserve bien des surprises. Alors que l’écrivain s’est battu pour la reconnaissance de l’impressionnisme pictural contre toutes les formes académiques de la peinture, alors qu’il prône une théorie littéraire novatrice, en rupture totale avec le romantisme, il reste étrangement absent aux bouleversements qui se font jour dans la musique française.

            1863 apparaît comme une année importante, début d’un courant musical et littéraire post-romantique. Delacroix et Vigny meurent alors que Berlioz écrit sa dernière œuvre Les Troyens. Après la défaite de 1870, par réaction contre l’Allemagne, la tendance est à favoriser l’art français. La Société Nationale de Musique, fondée en 1871 par Camille Saint-Saëns, a pour devise Ars Gallica et se consacre à la diffusion des nouveaux maîtres français. C’est aussi l’époque qui voit le succès de la musique de scène avec notamment en 1875 la bombe retentissante du Carmen de Bizet qui place l’orchestre et le chœur au centre du drame avec un constant souci du réalisme de l’action et de la musique.

            C’est aussi la grande époque de Massenet qui, dans les années 1880, fait représenter un grand nombre d’œuvres lyriques telles Hérodiade (1881), Manon (1884) ou Thaïs (1894) et, comme le souligne Frédéric Robert, « réalise au théâtre un compromis intéressant – et intéressé ! – entre Gounod et Wagner. »

            Dans ce foisonnement de création musical, Zola reste au second plan. Tout juste va-t-il faire la claque pour Wagner à Paris dans un élan d’anti-conformisme qui caractérise sa jeunesse. Le 9 février 1868, il écrit dans une lettre à Marius Roux : « Grand succès de la Marche religieuse de Wagner, trois salves d’applaudissements. Cette marche, tirée de Lohengrin, que l’on exécutait pour la première fois, a même été bissée ! ce qui n’est jamais arrivé, je crois, pour aucun morceau du grand musicien […]. J’ai été un des premiers à crier bis ! » Face au raz-de-marée wagnérien, Zola s’exprime donc très peu. Henri Mitterand y voit plusieurs raisons : « Après 1870, Zola aura encore plus de raisons de se taire sur son wagnérisme […] : le rêve collectif d’une revanche contre l’Allemagne censure toute expression publique d’admiration pour l’auteur du Vaisseau fantôme, et lorsque Wagner reviendra en grâce, ce sera essentiellement dans les cercles symbolistes, rédacteurs et lecteurs de la Revue wagnérienne, auxquels Zola, emporté par l’élan – pourtant wagnérien, par certains côtés – de Germinal et de La Terre, n’accordera qu’une attention sceptique.

            D’une manière générale, Zola professe un profond mépris pour la musique. Dans Le Naturalisme au théâtre il reproche à la musique son pur aspect sensuel auquel il manque l’aspect intellectuel. L’œuvre musicale n’apporterait pas la réflexion nécessaire à la construction du sens critique. Sont particulièrement visés ici Offenbach, Rossini ou Meyerbeer. Le 6 juin 1891, Zola cherche à s’expliquer sur son attitude face à la musique :

 

Comme tous les romanciers ou presque tous, j’ai fait fie de la musique. Mais maintenant, elle se fourre partout. Je suis bien obligé de l’admettre. Au 18e siècle, nous avions une langue d’une limpidité extraordinaire ; le romantisme est venu et a apporté la peinture dans les lettres, on écrivait des phrases peintes. Aujourd’hui, la jeune école met de la musique dans la littérature, les phrases doivent être musicales. Soit. En avant donc la musique

 

            Zola a beaucoup renié la musique. Mais c’était là posture d’écrivain. Une étude approfondie de l’œuvre de Zola montrerait toutes les allusions à la musique, tous les côtés musicaux de l’écriture zolienne. Pensez à la symphonie des fromages dans Le Ventre de Paris ou à la mort d’Albine dans La Faute de l’abbé Mouret que je ne puis m’empêcher de vous lire :

            Elle écoutait les parfums qui chuchotaient dans sa tête bourdonnante. Ils luis jouaient une musique étrange de senteurs qui l’endormit lentement, très doucement. D’abord, c’était un prélude gai, enfantin : ses mains, qui avaient tordu les verdures odorantes, exhalaient l’âpreté des herbes foulées, lui contaient ses courses de gamine au milieu des sauvageries du Paradou. Ensuite, un chant de flûte se faisait entendre, de petites notes musquées qui s’égrenaient du tas de violettes posé sur la table, près du chevet ; et cette flûte, brodant sa mélodie sur l’haleine calme, l’accompagnement régulier des lis de la console, chantait les premiers charmes de son amour, le premier aveu, le premier baiser sous la futaie. Mais elle suffoquait davantage, la passion arrivait avec l’éclat brusque des œillets, à l’odeur poivrée, dont la voix de cuivre dominait un moment toutes les autres. Elle croyait qu’elle allait agoniser dans la phrase maladive des soucis et de pavots, qui lui rappelait les tourments de ses désirs. Et, brusquement, tout s’apaisait, elle respirait plus librement, elle glissait à une douceur plus grande, bercée par une gamme descendante des quarantaines, se ralentissant, se noyant, jusqu-à un cantique adorable des héliotropes, dont les haleines de vanille disaient l’approche des noces. Les belles de nuit piquaient  ça et là un trille discret. Puis, il y eut un silence. Les roses, languissamment, firent leur entrée. Du plafond coulèrent des voix, un chœur lointain. C’était un ensemble large, qu’elle écouta au début avec un léger frisson. Le chœur s’enfla, elle fut bientôt toute vibrante des sonorités prodigieuses qui éclataient autour d’elle. Les noces étaient venues, les fanfares des roses annonçaient l’instant redoutable. Elle, les mains de plus en plus serrées contre son cœur, pâmée, mourante, haletait. Elle ouvrait la bouche, cherchant le baiser qui devait l’étouffer, quand les jacinthes et les tubéreuses fumèrent, l’enveloppèrent d ‘un dernier soupir, si profond, qu’il couvrit le chœur des roses. Albine était morte dans le hoquet suprême des fleurs.

 

            Zola pas musicien ? Même lui ne peut plus l’affirmer lorsqu’en mars 1888 il rencontre un jeune compositeur qui a pour nom Alfred Bruneau.

            Lorsque l’on demande à un musicien qui est Alfred Bruneau il est, le plus souvent, bien en peine de nous répondre. Pourtant, son œuvre mérite d’être redécouverte ainsi que sa vie aux côtés de Zola et au sein des milieux artistique et politique de son époque.

            Alfred Bruneau est né à Paris le 3 mars 1857. C’est en assistant aux récitals intimes donnés par ses parents musiciens amateurs (le père au violon, la mère au piano) que le jeune garçon fut sensibilisé à l’art musical. On le retrouve ensuite quelques années plus tard dans la classe d’orgue de César Franck au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, dans celle de Franchomme pour le violoncelle puis dans la classe de composition de Massenet. Une caricature de la revue « Accords perdus » représente la classe de César Franck avec Alfred Bruneau au centre entouré d’élèves qui ont pour nom Emmanuel Chabrier, Vincent d’Indy, André Messager ou Ernest Chausson.

           

            Ce fut en mars 1888 que mon ami Frantz Jourdain voulut bien me présenter à Emile Zola. Je ne me doutais guère, au moment où s’ouvrit devant moi la porte du célèbre écrivain, des conséquences extraordinaires qu’aurait pour ma vie d’artiste et même de simple citoyen cette audacieuse visite.

 

            C’est de cette manière que Bruneau débute le récit de sa collaboration avec Emile Zola dans A l’ombre d’un grand cœur, en 1931. A la fin de sa vie, Bruneau est conscient que son audace de jeunesse, rencontrer le grand maître de la littérature française, a été à l’origine d’une révolution dans le monde très fermé de la musique lyrique à la fin du XIXe siècle. Quels ont été les grand moments de cette révolution ? Voilà ce qui va conduire ici ma réflexion. A l’écoute de la musique de Bruneau nous verrons un écrivain s’investir dans l’écriture de livrets d’opéras et un jeune compositeur révolutionner la musique lyrique française. Je ne manquerai pas d’évoquer les résonances de ce renouveau musical en Angleterre à la fin du XIXe siècle.

 

            Le Rêve est le premier opéra d’Alfred Bruneau composé d’après un roman de Zola. Il est créé à l’Opéra-Comique le 18 juin 1891. Bruneau avait obtenu de l’écrivain l’autorisation d’adapter ce roman pour la scène lyrique le 1er avril 1888. Il souhaitait à l’origine mettre en musique La Faute de l’abbé Mouret mais le livre avait été confié pour adaptation musicale au maître de Bruneau, Massenet, qui ne voulait pas s’en défaire. Pourquoi Zola donne-t-il ce roman, le moins naturaliste des Rougon-Macquart ? Il faut se rappeler que ce roman a été écrit dans un contexte bien particulier. Il fait suite à La Terre, roman qui suscita une vive polémique et une violente opposition qui s’incarne dans le Manifeste des Cinq dans lequel cinq écrivains (18 août 1887, Paul Bonnetain, Joseph-Henry Rosny, Lucien Descaves, Gustave Guiches, Paul Margueritte) reprochent à Zola sa pornographie et sa débauche. Zola sera d’autant plus touché par ce pamphlet qu’il semble téléguidé par son ami Goncourt. Il revient donc à une écriture plus assagie. Peut-être alors entrevoit-il la possibilité d’une réhabilitation grâce au roman mais aussi grâce au retentissement que cela pourrait avoir sur une scène lyrique.

            Mais Zola ne prend pas part à l’écriture du livret. Trop absorbé par sa rencontre avec Jeanne Rozerot et l’écriture de La Bête Humaine, il décide, en accord avec Bruneau, de confier le livret à Louis Gallet, directeur de l’hôpital Lariboisière et librettiste déjà célèbre de Bizet et Massenet. Le romancier ne reste pourtant pas indifférent à l’élaboration du livret. Bruneau écrit que « le poème du Rêve, retouché par lui [Zola] ultérieurement, contient de nombreux passages dont il est l’auteur. » Il reste à déterminer la part réelle d’engagement de l’écrivain dans cette collaboration à trois.

            Qu’y-a-t-il  de révolutionnaire de cet opéra ? Tout d’abord l’action. C’en est fini des intrigues inspirées de la mythologie ou de l’histoire de France. L’intrigue du Rêve, l’amour d’une jeune brodeuse (Angélique) pour le fils d’un évêque (Félicien), s’inscrit dans le temps présent. Même si le cadre de l’opéra est une cathédrale sur laquelle repose toute une histoire ancienne l’action est résolument moderne : une histoire d’amour entre deux êtres de conditions différentes. A cette action moderne s’ajoute les costumes en tenue de ville, achetés aux magasins du Louvre et les décors, dessinés par Zola lui-même, qui représentent avec réalisme une cathédrale, un jardin ou l’intérieur de la maison des brodeurs. Le réalisme est le parti-pris de l’œuvre notamment dans les scène religieuses.

            Mais la modernité est également dans la musique de Bruneau. Le compositeur utilise le leitmotiv, trait purement wagnérien. Certaines harmonies sont jugées « cacophoniques » comme un passage à la bi-tonalité qui peint l’anxiété de Monseigneur de Hautecoeur. Bruneau a également mis de côté les airs traditionnels (duos, cavatines, …) au profit d’une mélodie continue.

            Deux remarques sont à noter quant aux phénomènes qui régissent le passage du roman à l’opéra. Notons tout d’abord la voix d’Angélique qui, dans le roman est un réel trait de caractère. Je cite un passage du roman de Zola

 

            Il l’écoutait, ravi. Il se grisait de la douceur de sa voix, qu’elle avait d’un charme extrême, pénétrante et prolongée ; et il devait être particulièrement sensible à cette musique humaine, car l’inflexion caressante, sur certaines syllabes, lui mouillait les yeux.

 

                Ce trait caractéristique d’Angélique que Zola reprend plusieurs fois dans son roman est logiquement présent dans le drame lyrique par la partition de soprano que Bruneau réserve au personnage. Je vous propose d’écouter un passage connu sous le nom d’Air d’Angélique, tiré du premier tableau de l’acte I, dans lequel Angélique rêve du prince qu’elle souhaite épouser. Enregistrement de la salle Cortot en 1979.  Plage 4

            On notera le degré d’exigence de la partition qui fait culminer l’air au sib aigu.

            Zola, lors de la distribution des rôles, s’inquiète de savoir qui va chanter Angélique. Sa conception de l’œuvre fait que le rôle d’Angélique doit être réservé à une chanteuse dont le physique et la voix se rapprochent des caractéristiques d’une jeune fille de dix-huit ans. Il confie son inquiétude au compositeur :

 

            Le seul point qui m’inquiète un peu est l’embarras où vous êtes de trouver une Angélique, car ce manque de l’interprète rêvée a arrêté parfois des ouvrages pendant des années. […] Trouvez donc vite une Angélique.

 

                Bruneau partage l’avis de Zola à ce sujet et écrit à Louis Gallet qu’il faut pour ce rôle une interprète qui soit une « artiste vraie ». Car l’esthétique naturaliste, nouvelle sur la scène lyrique, ne se remettrait pas d’une interprète qui a depuis longtemps perdu la fraîcheur de sa jeunesse comme cela se faisait souvent dans les représentations lyriques de l’époque !

            La deuxième remarque que nous pouvons faire à l’écoute du Rêve est que la musique de Bruneau va, par l’utilisation de thèmes itératifs, changer l’optique du roman de Zola. L’exemple même s’incarne dans la succession d’accords parfaits qui ouvrent le drame. Ces accords parfaits et massifs donnent une assise solide à l’œuvre. Mais ils sont aussi l’incarnation d’une force qui agit sur tous les personnages. Cette force, restée obscure, s’éclaircit dès le premier acte dans lequel cette succession d’accords, repris tels qu’au début, illustre la devise des Hautecoeur : « Si Dieu veut, je veux. » Ecoutons d’ailleurs ces accords dans le septième tableau, chantés par Monseigneur d’Hautecoeur : l’O.RT.F. dirigé par Eugène Bigo en 1964. Plage 5

         L’œuvre est donc placée sous la puissance de Dieu, les personnages ne sont pas libres puisqu’ils agissent en fonction d’une puissance qui leur est supérieure. Le Rêve devient donc un drame mystique alors que Zola, dans son roman, s’en tenait à l’évocation d’un romanesque psychologique. Voilà comment le statut d’une œuvre peut changer lors du passage du roman au drame lyrique.

            Dans cette aventure de l’écriture d’un opéra Zola se laisse prendre au jeu. Je ne vais pas m’attarder longuement sur le second opéra écrit par Bruneau d’après une œuvre de Zola, L’Attaque du Moulin, mais je voudrais simplement vous faire entendre et commenter ce qui apparaît comme la première contribution réelle de Zola dans l’écriture du livret. Dans cet opéra, créé à l’Opéra-Comique le 23 novembre 1893, Zola a écrit un texte connu sous le titre des Adieux à la forêt. Lors de la guerre de 1870, Dominique, qui refuse d’aider l’ennemi, est enfermé dans une pièce du moulin appartenant au père de sa fiancée. Son exécution est proche. Le scène 5 de l’acte II est réservée au adieux de Dominique qui se sait condamné. Je vous passe délibérément un vieil enregistrement de 1928. Veuillez m’excuser pour la mauvaise qualité sonore mais le document est tout à fait remarquable. Plage 6

            Dans ces vers, Zola respecte la règle de l’alexandrin, suit le schéma des rimes alternées et de l’alternance rime féminine/rime masculine, forme choisie par Gallet pour l’ensemble du livret.

            Il faut surtout noter le rythme que Zola instille dans ces quelques vers. Pour cette scène de lamentation et de nostalgie, le nouveau librettiste choisit un rythme pesant que Bruneau met en musique par une palette d’instruments graves, utilisant les cors dans leur registre le plus bas. Zola, toujours soucieux du rythme, va dans la troisième strophe adopter un tempo plus martial pour dépeindre la détermination de Dominique à mourir. On assiste à une héroïsation du personnage que Bruneau va illustrer par une accélération du tempo sur le vers 9, que Zola a voulu plus saccadé, pour ensuite élargir sur le vers 10 et s’appesantir, créant ainsi un effet de montée dramatique.

            Cette complainte, remarquable par la force émotive qu’elle diffuse, est à rapprocher du lied allemand. Nous pouvons faire ce rapprochement d’autant plus que le livret contient un lied chanté par une sentinelle allemande. Le lied est un texte dont les strophes ont la même structure. Les Adieux peuvent faire partie de la catégorie des lieder strophiques dont la mélodie épouse le rythme des vers et la structure générale des strophes, en traduisant le ton général de l’ensemble du texte sans tenir compte de l’éventuel changement d’atmosphère d’une strophe en particulier. Et Bruneau respecte à la lettre le ton et le rythme insufflés par Zola. Enfin, la comparaison avec le lied schubertien n’est pas fortuite puisque Schubert mêlait dans ses lieder trois thèmes récurrents : la nature, l’amour et la mort. Ces trois thèmes sont clairement entrelacés dans les Adieux où l’exaltation de la nature accompagne l’amour des amants et adoucit la mort de l’un d’eux.

            Autre date importante dans le renouveau du théâtre lyrique français est la création de Messidor, le 19 février 1897 au Palais Garnier. C’est une œuvre riche tant par son intrigue que par les thèmes musicaux développés et par les questions qu’elle soulève. C’est également le premier livret écrit par Zola, premier d’une longue série. L’intrigue est résumée par Zola dans Le Figaro du 17 février alors que la musique est expliquée par Bruneau dans ce même journal. La pièce narre la misère des paysans, anciens chercheurs d’or, dans les montagnes de l’Ariège. Les paysans, dont Guillaume et Véronique sa mère, sont réduits à cultiver une terre asséchée par Gaspard, constructeur d’une usine qui capte l’eau des montagnes afin d’en récolter son or. Guillaume est amoureux d’Hélène, la fille de Gaspard. Mais Véronique apprend à son fils que Gaspard est l’assassin de son père et que le mariage est impossible. Arrive de la ville Mathias, un cousin de Guillaume, qui crie sa révolte et veut détruire l’usine de Gaspard. Véronique raconte alors la légende de l’Or qui dit que, dans la montagne, existe un grotte dans laquelle « l’Enfant Jésus, assis sur les genoux de sa mère, prend sans cesse à poignées le sable de la source, qui sans cesse retombe de ses petites mains en pluie d’or ; et, si jamais un vivant découvrait l’entrée secrète, pénétrait dans la cathédrale d’or, tout croulerait, l’or à jamais disparaîtrait ». Le drame s’achève sur l’anéantissement de l’usine et sur le retour d’une terre féconde. Mathias se révèle être le véritable assassin de Gaspard avant de se jeter dans un ravin. Ainsi, l’antique faute disparaît et le mariage de Guillaume et Hélène devient possible.

            La première innovation de Messidor tient dans l’utilisation de la prose. En effet, le vers était de rigueur dans les œuvres lyriques et notamment dans celles jouées à l’Opéra. Des tentatives avaient déjà été faites notamment avec Gounod qui avait dû renoncer à mettre en musique le texte en prose de Molière Georges Dandin. Massenet prit le relais de Gounod avec Thaïs en 1894. Le livret était tiré par Louis Gallet du roman d’Anatole France. Il fut le premier livret écrit en vers blancs. Louis Gallet, en s’écartant de la versification traditionnelle, avait très certainement dû être influencé par les idées de Bruneau en la matière. Messidor est donc la première œuvre lyrique en prose avant Fervaal de Vincent d’Indy (écrit en 1895 mais créé après Messidor), avant Louise de Gustave Charpentier et avant Pelléas et Mellisande de Debussy. On voit donc que Zola et Bruneau ouvrent une voie nouvelle dans le champ de la création lyrique.

            Mais Zola s’était, déjà bien avant, posé la question de la prose. Dans Le Naturalisme au Théâtre, il réclame un théâtre d’un style nouveau :

 

            On prétend qu’il y a un style pour le théâtre. […] Je ne nie pas l’éclat de cette langue mais j’en nie la vérité. […] Un jour on s’apercevra que le meilleur style, au théâtre, est celui qui résume le mieux la conversation parlée, qui met le mot juste en sa place, avec la valeur qu’il doit avoir. Les romanciers naturalistes ont déjà écrit d’excellents modèles de dialogues ainsi réduits aux paroles strictement utiles.

 

            Zola réclame donc la prose afin d’aboutir à une plus juste vérité des dialogues. Cette introduction de la prose dans l’opéra donne alors à Messidor un caractère romanesque indéniable. Messidor est directement issu des romans  de Zola tels Germinal, La Terre ou Travail, le second volet des Quatre Evangiles.

            Mais Zola avait également conscience de la médiocrité de ses propres vers. S’il veut écrire un livret pour l’opéra il est donc obligé de le faire en prose. C’est d’ailleurs à Bruneau que Zola doit cette décision d’écrire des livrets en prose et de révolutionner le monde du théâtre lyrique.

 

            Mon opinion est moins arrêtée en ce qui concerne la substitution de la prose aux vers, pour l’écriture du livret. […] Bruneau estime que le vers a tort d’introduire un rythme particulier dans un autre rythme. Il s’y connaît mieux que moi. Il doit avoir raison. (Messidor, in Le Temps, 16 février 1897)

 

                La substitution des vers par la prose constitue alors une véritable libération de l’action dramatique dans l’esprit de Bruneau et Zola.

           

            Messidor est une œuvre significative lorsqu’elle est mise en regard avec la révolution wagnérienne. Bruneau et Zola se défendent de vouloir faire du Wagner à la française et ils n’ont de cesse d’en souligner les différences, les écarts. Pourtant, l’intrigue de Messidor fait immédiatement penser à celle de L’Or du Rhin. Cet opéra de Wagner voit la lutte pour la possession de l’or du Rhin entre les Filles du Rhin, le nain Alberich, roi des Nibelungen, Wotan et les deux géants Fafner et Fasolt. Il est aussi question d’un anneau fait avec l’or du Rhin qui porte malheur à qui le possède. On retrouve cet anneau maléfique dans Messidor sous la forme du collier magique de Véronique « qui donne le bonheur aux êtres purs, qui force les coupables à se livrer. » Messidor s’achève sur la disparition de l’or de la région comme L’Or du Rhin se conclue sur les gémissements des Filles du Rhin qui pleurent la perte de l’or. Les similitudes sont donc nombreuses entre ces deux opéras. Pourtant, des différences capitales sont à remarquer. Alors que Wagner place l’action au sein de la mythologie nordique, Zola déroule l’intrigue au milieu des humains, des paysans pauvres de l’Ariège. C’est en cela que l’œuvre lyrique zolienne est hautement naturaliste. Le souci de Zola est de faire une œuvre pleine de Vérité et d’Humanité. Et Zola va défendre la spécificité de son poème face aux attaques des wagnériens convaincus. C’est ce qu’il fait dans sa lettre à Louis de Fourcaud, publiée dans Le Gaulois du 23 février 1897 :

 

            Dites-le, soyez franc, vous ne voulez pas de moi dans le temple de Parsifal, et vous avez raison. Car je suis pour l’amour qui enfante, pour la mère et non pour la vierge ; car je ne crois qu’à la santé, qu’à la vie et qu’à la joie ; car je n’ai mis mon espérance que dans notre travail humain, dans l’antique effort des peuples qui labourent la bonne terre et qui en tireront les futures moissons du bonheur ; car tout mon sang de Latin se révolte contre ces brumes perverses du Nord et ne veut que des héros humains de lumière et de vérité.

 

            Non ! Zola librettiste n’est pas wagnérien ! Entre les deux il y a un fossé immense du point de vue idéologique et philosophique.  Ce qui n’empêche pas Bruneau d’utiliser un trait caractéristique de la musique wagnérienne : le leitmotiv.

            Le leitmotiv est un thème musical qui illustre un aspect du poème et qui revient au fil de l’œuvre en fonction du déroulement de l’action. Dans Messidor, les leitmotive sont nombreux. Bruneau les met en évidence dans son article « La Musique » paru en regard de l’article de Zola sur le livret de Messidor (Le Figaro, 17 février 1897). Nous trouvons ainsi le thème de l’or « dont l’aspect se modifiera selon les circonstances et qui se trouvera renversé chaque fois qu’il sera question du mauvais or », le thème de l’été et du labeur (plage 10) ou celui de l’amour. Ce thème est d’ailleurs très caractéristique. Il se fait entendre, pour la première fois, dans la scène IV du premier acte, lorsque Guillaume offre un verre d’eau à Hélène. Le leitmotiv est introduit par un tutti de cors, repris par les violons puis par les trombones, donnant à ce thème une certaine ampleur (Plage 11). Puis, dans la scène V, après une montée dramatique des cordes vers les aigus et une accélération du tempo, le thème d’amour réapparaît lorsque Véronique révèle à Guillaume que son père a été assassiné par Gaspard, le père d’Hélène, et que son mariage avec cette dernière est impossible. Ce  thème d’amour est alors malmené ; il est d’abord joué en fond, accompagnant une phrase : « Ose donc aimer maintenant la fille de l’assassin ! », les cordes réalisent des arpèges rapides et aigus, puis le thème d’amour est confié aux trombones qui, dans un registre grave, vont conclure le premier acte sur un mode menaçant (Plage 12). Et ce leitmotiv revient dans le poème à chaque évocation de l’amour des deux jeunes gens jusqu’à la scène finale qui développe ce thème comme un hymne triomphal lorsque Hélène et Guillaume échangent le serment de leur amour. Ces leitmotive imaginés par Bruneau donnent à sa musique une puissante force d’illustration du poème de Zola et remplissent le vœu de ce dernier d’une musique qui accompagne, illustre et amplifie les enjeux du livret.

           

            Il va sans dire que cette nouveauté du drame lyrique français a frappé le public parisien. Celui-ci, d’abord surpris, fut ensuite enthousiaste. La presse de l’époque se fait largement l’écho des débats qui naissent au lendemain des premières. Zola, comme à son habitude, fait parler de lui et les articles sont souvent élogieux mais parfois aussi violents.

Plutôt que d’étudier la réception française des opéras de Bruneau et Zola, j’ai eu l’idée de m’intéresser à la création de ces opéras à l’étranger (Belgique, Allemagne), et notamment en Angleterre. Pour ce soir, je vais donc m’en tenir à la création du Rêve à Londres.

            Lorsque Bruneau arrive à Londres le 18 octobre 1891, c’est la désillusion. Le Rêve n’a pas encore été étudié ni par l’orchestre ni par les chœurs de Covent-Garden. Harris, le directeur de Covent-Garden, ne semble pas pressé de monter l’opéra. Heureusement, les chanteurs sont ceux de la création à l’Opéra-Comique. Dans une lettre du 20 octobre à son épouse, Bruneau décrit la façon ubuesque dont commencent les études de l’opéra :

 

            Hier, lorsqu’il a été question de répéter aujourd’hui, personne ne savait où était la musique. Enfin, au bout de deux heures de recherches, on a trouvé les chœurs sous une chaise dans la loge du concierge de Covent-Garden et l’orchestre dans le cabinet d’Harris. J’ai causé des costumes et des décors avec Harris qui ne connaissait ni le roman ni la pièce ni la musique.

 

                Bruneau a donc de quoi se montrer inquiet. Pourtant, Harris, sous ses airs d’incompétence, souhaite tout de même monter le Rêve avec des costumes modernes et pas avec des costumes moyen-âge, respectant en cela le parti-pris moderne des auteurs de la pièce.

            Une fois, les répétitions engagées, Bruneau continue à montrer une profonde déception au contact des musiciens anglais et du public anglais. Il faut tout de même lire derrière cet agacement un fond anti-anglais notoire chez Bruneau qui se dissipera au fil des ans, surtout quand l’Angleterre réservera à Zola un accueil triomphal en septembre 1893 puis quand ce même pays accueillera l’exil de l’auteur de J’accuse au cour de l’Affaire Dreyfus. Voyons pourtant ce qu’écrit Bruneau à ce propos :

 

            Hier on a répété le Rêve pour la première fois à l’orchestre et aux chœurs. On recommence aujourd’hui. On a bien lu, mais l’orchestre seulement deux tableaux. Jéhin conduit admirablement et le premier acte est beaucoup plus vivant comme cela qu’à l’Opéra-Comique. Seulement les éléments de l’orchestre sont médiocres. […] Je ne m’amuse guère et ne peux pas m’intéresser beaucoup à des représentations qui pêcheront par l’orchestre insuffisamment préparé et par un public qui, hier soir, ne m’a pas paru très intelligent.

 

                Bruneau est donc très sévère à l’égard de l’Angleterre où il trouve tout mauvais. Le 24 octobre il est même sur le point de rentrer en France avant même la première. Mais il est conscient de l’enjeu que représente pour un jeune musicien d’être joué en Angleterre. A la clé, il y a beaucoup d’argent (et Bruneau a besoin d’argent) et la possibilité d’une reprise de son œuvre à Paris après un succès londonien. Bruneau revient ensuite sur ses premiers jugements. Il ne trouve plus le public anglais si bête.

 

            Le public anglais me semble tout de même moins bête qu’on ne me l’avait dit. D’abord jamais on n’applaudit pendant que l’orchestre joue ; si, après un effet de chanteur, une seule claque se fait entendre, un chut formidable la reconduit et on attend dans le plus vigoureux silence que l’orchestre termine le morceau. Nous n’aurons donc, dans le Rêve, aucune marque d’approbation avant la fin des tableaux, et je trouve cela très bien. D’autre part, dès que l’orchestre commence, la salle est plongée dans une demi-obscurité qui ne permet à l’auditoire aucune distraction ; personne ne lorgne ni ne cause pendant le spectacle où tout le monde est en place à l’heure annoncée.

 

                Bruneau apprécie donc ce public anglais beaucoup plus respectueux de la musique que le public français. L’Opéra n’est pas, à Londres, un lieu où l’on se montre, un salon où l’on cause, comme c’est encore le cas à Paris.

            Enfin, le 29 octobre, au soir de la première du Rêve à Londres, des dépêches arrivent à Paris sur lesquelles est écrit : « Grand succès Amitiés Bruneau. » L’œuvre fut accueillie avec bonheur par le public. L’orchestre s’est surpassé et Bruneau reconnaît même qu’il y a eu quelques passages de « vigueur qu’on ne reconnaît pas ». Cette réussite doit beaucoup au chef d’orchestre Léon Jehin qui, selon Bruneau, « conduit dans la perfection ». Le critique du Times loue les interprètes, le livret de Louis Gallet, la direction de Léon Jéhin tout en jugeant sévèrement la musique : « C’est de loin la composition la plus laide que le public anglais ait jamais entendue. » Il y décelait une forte émotion dramatique, une puissance toute particulière : Bruneau ferait parler de lui et le monde musical finirait par lui accorder son suffrage.

            De ce jour, et pendant 40 ans, Bruneau ne vas cesser de voyager pour monter ses opéras en Belgique, en Angleterre, en Allemagne, à Monaco et en France, dans tous les opéras de province.

 

            Il faut pourtant mettre un terme à cette conférence. J’ai souhaité mettre en valeur quelques aspects de la modernité des œuvres de Zola et Bruneau. Il y aurait beaucoup d’autres aspects à étudier, d’autres œuvres à découvrir. Des milliers d’articles de presse sont parus sur ces opéras. Debussy, Malher, Verdi et Strauss ont dit leur admiration pour la musique de Bruneau. Il reste donc beaucoup à faire, aujourd’hui, pour redécouvrir la musique et la vie hors du commun d’Alfred Bruneau. Il semble également qu’étudier les livrets écrits par Zola permet de mieux comprendre l’ensemble de son œuvre. Tout cela reste à faire.

            Je voudrais simplement conclure sur l’amitié qui unissait Zola et Bruneau. Cette amitié ne s’est jamais démentie. Bruneau fut pour Zola, à la fin de sa vie, l’ami qu’il avait eu avec Cézanne dans sa jeunesse. Cette amitié se lit dans chacune de ses lettres dans lesquelles il ne manque jamais de remercier Zola d’avoir fait de lui un compositeur accompli. Et je vais conclure sur ce que Bruneau écrit à Fernand Desmoulin le 30 septembre 1908, quelques mots dans lesquels Bruneau évoque les années passées depuis la mort de Zola et l’attentat de Grégori contre Dreyfus lors de la cérémonie de translation des cendres de Zola au Panthéon, quelques mots qui résument cette belle amitié, si fructueuse :

 

            Nous sommes allés hier au Panthéon déposer sur notre chère tombe des fleurs que nous avions apportées du Paradou. Il nous semblait que tu étais avec nous et nous t’avons associé à nos sentiments. J’ai revécu, là, en un instant, les six dernières années, la nuit émouvante et la journée tragique du 4 juin. Tout de même, nous ne sommes pas aussi complètement vaincus que tu le dis. Zola repose dans sa gloire. Les gens qui défilent devant lui par milliers jettent à travers la grille fermée, en passant, des brins de feuillages, des petites marguerites que le concierge, chaque soir, ramasse et met sur le tombeau. Pas un mot irrespectueux n’a été proféré là depuis trois mois. Nous avons assisté à la descente des visiteurs dans les caveaux. Quand le gardien, après avoir nommé, au milieu de l’indifférence complète de ceux qui le suivent, Lazare Carnot, Sadi Carnot, La Tour d’Auvergne, Baudin, Victor Hugo, crie : « Ici est la sépulture d’Emile Zola », la foule fait : « Oh ! » et se précipite pour regarder la pierre. Au loin, déjà, on entend la voix qui évoque le souvenir de M. et Mme Berthelot. Personne ne bouge de l’endroit où est Zola, ne s’arrache à sa contemplation. Cela m’a remué le cœur.

 

                De cette collaboration Zola disait : « Même lorsque nous serons victorieux, l’avenir m’inquiète. On sera longtemps à nous pardonner d’avoir eu raison .. » Aujourd’hui, ils sont pardonnés. Il ne leur manque plus que d’être réhabilités.