Alfred Bruneau, un compositeur et son temps

 

 

Voilà un siècle que s’achève, avec la mort d’Emile Zola, une collaboration artistique tout à fait originale qui a permis à un jeune compositeur français, Alfred Bruneau, d’occuper le devant de la scène et d’apparaître, un temps, comme le chef de fil de la nouvelle école lyrique française. Cette collaboration, commencée en 1888 avec l’adaptation du Rêve, ouvre la voie à une nouvelle ère musicale qui se prolonge jusqu’en 1902 avec le Pelléas et Mélisande de Claude Debussy.

Pourtant, la carrière artistique de Bruneau ne se limite pas à sa collaboration avec Zola. Nous pouvons, comme pour l’auteur de l’Assommoir, identifier trois périodes bien distinctes dans son œuvre. Le premier Bruneau correspond à ses années de jeunesse, ses apprentissages notamment auprès de Massenet, et les premières tentatives théâtrales. Le second Bruneau, lui, est indissociable de la figure tutélaire de Zola avec qui il fait jouer quatre opéras qui font date en cette fin de siècle. Puis, le troisième Bruneau, de 1902 à sa mort en 1934 cherche d’abord son inspiration uniquement dans l’œuvre de son ami disparu pour, à partir de 1916, s’en détacher et prendre de nouvelles orientations. Ce sont donc ces différentes périodes que je vais évoquer en analysant quelle place Alfred Bruneau occupe face à la musique de son temps et quelles sont ses conceptions de l’art musical.

 

Le jeune Bruneau est, très rapidement, attiré par le théâtre. Ses premiers souvenirs d’enfance sont rattachés aux spectacles qu’il allait voir avec ses parents  au théâtre des Variétés, fasciné par Hortense Schneider qui jouait La Belle Hélène d’Offenbach. Leur appartement parisien, rue de Tournon, donne sur le péristyle du théâtre de l’Odéon qui, cinquante ans après, accueillera une pièce de Bruneau, La Faute de l’abbé Mouret, mise en scène par André Antoine. Cette attirance pour le théâtre est confortée par l’apprentissage qu’il reçoit dans la classe de composition de Massenet, au Conservatoire de Paris,  de 1878 à 1881, date de l’obtention de son Prix de Rome.

Que retient-il de ce maître prestigieux ? C’est certainement lui qui dirige Bruneau vers le genre lyrique au détriment de la musique de chambre ou de la symphonie. Car, c’est un fait : en dehors des cent mélodies écrites au cours de sa vie et de quelques pièces instrumentales, Bruneau n’a fait qu’écrire pour la scène des opéras ou des ballets. D’ailleurs, il confie cette parenté d’esprit dans le livre qu’il consacre à son professeur : « Il [Massenet] ne nous poussait ni vers la musique de chambre, sonates, trios ou quatuors, ni vers la symphonie, et je ne me souviens pas qu’aucun de nous ait eu l’idée de lui en apporter un échantillon. Ce sera ma seule objection. Homme de théâtre essentiellement, il ne se plaisait que dans l’atmosphère du théâtre[1]. » Massenet inculque également à Bruneau les couleurs orchestrales qui lui permettront d’illustrer les différents sentiments exprimés dans le texte écrit. Par contre, le jeune compositeur a très rapidement l’audace de se détacher de l’enseignement classique qu’il reçoit pour montrer beaucoup d’audace dans son écriture harmonique. Massenet est un compositeur de facture classique qui respecte les règles établies de la composition. Ses élèves, menés par l’audace de la jeunesse, n’avaient pas les mêmes scrupules :

 

            Mais il exigeait de nous, néanmoins, l’irréprochable équilibre tonal. « Où allez-vous, où allez-vous ? », interrogeait-il fiévreusement, anxieusement, quand notre fantaisie nous incitait à des modulations dangereuses et déréglées … D’un impératif coup de crayon, il rectifiait nos erreurs, calmait notre indépendance, nous indiquait le bon chemin[2].

 

                Après avoir quitté le Conservatoire, Bruneau s’attelle donc à ses premières œuvres d’importance. Sa cantate, Geneviève, écrite pour le Concours de Rome, reçoit un accueil tout à fait favorable, et fait notamment l’admiration de Gounod qui était membre du jury. On trouve également un écho très favorable chez Ernest Chausson qui s’en explique dans une lettre qu’il adresse à son ami : « J’ai relu avec grand plaisir ton air de Geneviève ; il est d’un sentiment charmant et d’une simplicité voulue qui produit un excellent effet. J’ai pressenti de grands partis pris dans l’orchestration du récitatif et je vois d’ici les mains de Massenet s’étageant avec bonheur sur les pages de ta partition. » Massenet omniprésent dans cette première œuvre jouée à l’Institut par l’orchestre de l’Opéra et de qui Bruneau ne va jamais cesser de s’éloigner, adoptant un style bien à lui dans le premier drame lyrique qu’il compose et qu’il fait jouer en 1887, Kérim.

            Entre-temps, il a écrit un Requiem, en hommage à sa mère disparue, qui ne sera joué qu’en 1896, d’abord à Londres puis à Paris. Cette œuvre est une succession de courts tableaux qui sont tous une digression sur le sentiment de la mort et un retour sur les joies disparues de l’enfance. Ainsi, l’Hostias est d’une fraîcheur originale, marquée par une douce voix d’enfant qui chante son texte sur un tapis d’accords joué par l’orgue. Cette pureté de la voix tranche avec l’ensemble de l’œuvre souvent noire et violente.

Mais revenons à Kérim. Ce drame mystico-oriental ne connaît pas le succès escompté, desservi par une mise en scène catastrophique et des interprètes de médiocre qualité. Créé au théâtre du Château d’Eau par les frères Milliaud, la soirée est un fiasco d’autant que le récent incendie de l’Opéra-Comique, qui a fait plusieurs dizaines de morts, n’incitait pas le public à se rendre dans les théâtres parisiens. Pourtant, la musique de Bruneau trahit un compositeur déjà confirmé qui trouve un style tout à fait personnel. L’influence de Massenet reste indéniable mais la conception harmonique est déjà celle d’un compositeur indépendant. Il est également en avance sur les autres œuvres dramatiques françaises par l’utilisation des leitmotive qui reviennent, non pas comme chez Massenet, sous une seule et même forme mais se transforment au gré de l’action et des sentiments des personnages. Inspiré par l’œuvre wagnérienne, il utilise ce procédé d’une manière judicieuse et met la musique au service du livret, pour mieux le souligner et lui donner une résonance particulière.

La jeunesse de Bruneau est donc occupée par des œuvres ambitieuses qui montrent bien que le compositeur a eu une vie avant sa rencontre avec Zola, au contraire de ce que certains musicologues semblent penser. Mais, bien sûr, sa rencontre avec Zola donne à sa carrière une orientation tout à fait inattendue.

Georges Pioch évoquait ainsi la rencontre entre le musicien et l’écrivain : « Voltaire eut bien raison de dire que « le hasard est l’homme d’affaires de Dieu ». Le hasard, qui participe inévitablement de la fatalité, mit un jour Alfred Bruneau en présence d’Emile Zola. »

Pourtant, lorsque Bruneau s’adresse à Zola afin de lui demander l’autorisation de mettre en musique un de ses romans, il ne le fait pas par hasard. Le compositeur entrevoit tout l’intérêt dramatique des œuvres de Zola et les possibilités musicales qu’il pourrait en extraire. Il est déjà convaincu que c’est le livret qui doit inspirer la musique et que, sans le texte, la musique n’est rien. Par conséquent, si le texte est médiocre la musique le sera aussi ; si le texte est insignifiant, la musique n’en sera pas moins anodine. Louis Gallet, librettiste choisi par Zola et Bruneau pour le Rêve, n’a certainement pas compris cette façon de voir lorsqu’il écrit ces mots à Zola, à propos du texte du troisième acte de l’Attaque du Moulin : « Le noyau est petit, c’est certain : mais il faut qu’il soit enveloppé d’une pulpe épaisse et savoureuse[3]. » Pour Bruneau, il n’est pas question que la musique soit un « cache misère » et masque les imperfections du livret. Au contraire, le compositeur se montre humble face au livret inspiré d’un si grand maître : « Je ne sais si ma musique est digne du poème, mais j’ai conscience de faire un effort et de donner un coup de collier[4] », écrit-il à Gallet à propos du Rêve. Faisons la part des choses entre ces propos d’un jeune musicien face à l’expérience du plus grand librettiste du moment et l’expression d’une esthétique musicale nouvelle dans laquelle la musique doit accompagner le texte.

             Ces conceptions théâtrales de la musique sont directement inspirées de maîtres plus anciens que Bruneau n’a pas connus mais dont il a tiré un certain nombre d’enseignements. A commencer par Gluck à qui Bruneau fait très régulièrement référence dans ses critiques musicales. Gluck est un compositeur allemand du XVIIIème siècle qui, une fois arrivé en France, devient le protégé de Marie-Antoinette. Il fut l’un des grands réformateurs du genre lyrique dans sa volonté de s’éloigner des conventions italiennes. Bruneau, dans son Rapport sur la musique française établi à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1900, écrit à propos de Gluck ces mots que Zola lui-même aurait pu formuler :

 

            Gluck ne tarda pas à comprendre qu’au théâtre la vérité de l’expression, des caractères, le sentiment juste de la nature, de la vie sont choses indispensables[5].

 

                Bruneau poursuit son analyse en rapportant ces lignes écrites par Gluck dans sa dédicace d’Alceste au Grand-Duc de Toscane :

 

            J’ai cherché à réduire la musique à sa véritable fonction : celle de seconder la poésie pour fortifier l’expression des sentiments et l’intérêt des situations … J’ai cru que la musique devait ajouter à la poésie ce qu’ajoutent à un dessin correct et bien composé la vivacité des couleurs, l’accord heureux des lumières et des ombres qui servent à animer les figures sans en altérer les contours[6].

 

                Voilà un manifeste qui révolutionne l’opéra après Mozart dont les théories étaient diamétralement opposées (Mozart écrivait que « même dans les situations les plus horribles, la musique doit satisfaire l’oreille ; que, au résumé, la musique doit toujours rester de la musique). Manifeste que Bruneau et Zola reprennent intégralement à leur compte plus d’un siècle plus tard : la musique doit mettre en valeur le texte, renforcer sa poésie.

            Autre influence incontestable, et plus récente : celle de Bizet. Ce dernier connut l’incompréhension totale du public avec Carmen, échec qui le fit énormément souffrir. Comme Gluck, par ailleurs, il se heurte à la fore d’inertie des règles classiques de la musique lyrique. Il est d’ailleurs amusant de constater que Bruneau se sent toujours proche des musiciens incompris de leur vivant comme lui le fut également … Chez Bizet, Bruneau applaudit aux sujets tabous qui, enfin, ont droit de citer à l’Opéra : la vie des petites gens (un soldat et une bohémienne dans Carmen) que l’on jugeait peu conforme à la noblesse de l’art lyrique. Dans cette audace, Bruneau entrevoit toutes les possibilités qui lui sont offertes, aujourd’hui, d’introduire plus d’humanité à l’Opéra :

 

            Les temps n’étaient pas très éloignés où nos scènes devaient s’ouvrir à l’universalité des sujets, aux souffrances et aux amusements des petites gens, à l’intimité des humbles, à la modernité des sentiments et des êtres[7].

 

                Une autre influence majeure est, évidemment, celle de Wagner. Bruneau a vécu sa jeunesse au rythme des reprises des opéras du maître allemand à Paris et a pu être séduit par ses œuvres gigantesques. De Wagner, il retient l’indépendance de l’art. Il est persuadé que la transgression des règles classiques de la composition, si elles sauront décriées, paraîtront à leur tour très classiques pour les générations futures de compositeurs. Bruneau a une vision d’avenir de la composition et n’hésitera donc pas, à l’égal de Wagner, à faire preuve d’audace, quitte à être moqué, dans la certitude qu’un jour on reconnaîtra la validité de ses choix.

            Même si Bruneau s’est souvent agacé qu’on le réduise à un Wagner français, force est de constater qu’il a subi largement son influence en matière théâtrale. D’ailleurs, c’est lui-même qui l’écrit, notamment dans ces notes sur la Walkyrie écrites en 1893 et publiées en recueil dans Musiques d’hier et de demain publié chez Fasquelle en 1900. Dans ce texte, Bruneau revient sur ce qui fait la différence entre le drame lyrique et l’opéra :

 

            Dans l’un, la musique s’unit étroitement à la poésie pour donner la vie, le mouvement, l’intérêt passionnel à une action humaine dont rien, depuis le lever du rideau jusqu’à l’événement final, ne doit retarder la mise en marche. Dans l’autre, le chant se fragmente en nombreux morceaux qui ne sont parfois que des hors-d’œuvre encombrants dont la forme traditionnelle immobilise les acteurs et les choristes, contrairement aux nécessités scéniques les plus élémentaires[8].

 

                Voilà donc une règle de base inspirée de Wagner que Bruneau va réemployer. Il va débarrasser son œuvre lyrique de tout découpage en airs séparés au profit d’une mélodie continue qui permet au drame de se dérouler naturellement au lieu d’être haché, compartimenté.           

Puis, dans ce même texte, Bruneau poursuit toujours en opposant drame lyrique et opéra, réaffirmant le rôle de la musique en la matière :

 

            Dans l’un, la symphonie commente les intimes pensées des personnages, fait connaître les raisons pour lesquelles ces personnages agissent, et, tout en dessinant leurs caractères, magiquement évoque la réalité des décors fabuleux que rêva notre fantaisie. Dans l’autre, avec une grande docilité, l’orchestre se soumet à l’esclavage du chant. Sa fonction, fonction tout à fait secondaire, consiste à accompagner les voix, à exécuter des ritournelles, à frapper quelques accords indicateurs pendant que se déclament les récitatifs, à musiquer plus ou moins harmonieusement les entrées et les sorties[9].

 

                Ce passage est extrêmement important dans la compréhension de l’œuvre de Bruneau. En effet, s’il soutient que la musique doit commenter et accompagner le poème cela ne veut pas dire, pour autant, que la musique devient secondaire. Au contraire, Bruneau souhaite rendre toute sa place à la musique qui est de commenter les actions, les sentiments des personnages. La musique a un rôle d’extériorisation et, à ce titre, partage le devant de la scène avec le poème. Le drame lyrique est donc un art de la scène alors que l’opéra n’est, trop souvent, qu’un art de la fosse d’orchestre ! La primauté du théâtre nous paraît, aujourd’hui, assez évidente mais cela ne l’était pas encore ni au temps de Wagner ni au temps de Bruneau et Zola. Bruneau, d’ailleurs, conclue en ces termes ce texte méconnu qui apparaît comme un véritable manifeste du drame lyrique naturaliste :

 

            Le théâtre étant un art de vie, de mouvement, d’expression et de vérité, le drame lyrique deviendra dons scénique au sens le plus exact et le plus large du mot, tandis que l’opéra restera musical au sens assez étroit et assez vague du terme[10].

 

                La conséquence de ces théories sur le drame lyrique a pour corollaire l’utilisation d’une  règle de composition directement issue de Wagner : le leitmotiv. Le motif conducteur, ou leimtotiv, est la conséquence d’une volonté du compositeur de poursuivre la révolution musicale initiée par Gluck et de rompre avec les règles classiques de l’opéra. Wagner conçoit ses opéras comme un tout qu’il  ne veut pas découper artificiellement. Il emploie donc la mélodie continue au détriment du découpage en airs, duos, trios, … Pour ne pas perturber le spectateur, Wagner assigne aux personnages, aux situations, aux sentiments, une phrase musicale qui revient d’un bout à l’autre de l’œuvre et se modifie au gré des évènements. C’est la forme musicale la plus proche qui soit du texte poétique comme Wagner s’en explique :

 

            Comme, au cours du drame, la plénitude cherchée d’une situation principale décisive n’était accessible que par un développement toujours présent au sentiment des impressions provoquées, il était nécessaire que l’expression musicale qui détermine immédiatement la sensation prît à ce développement une part décisive, jusqu’à la plénitude la plus haute ; et cela se fit tout à fait de soi-même au moyen d’une trame toujours caractéristique composée de thèmes principaux, qui s’étendit non pas sur une seule scène (comme jadis dans le morceau de chant isolé d’opéra), mais sur tout le drame, et cela en rapport très intime avec l’intention poétique.

 

                C’est, comme le souligne Marcel Schneider[11], la fusion entre la musique et la poésie qui est mise en œuvre grâce au leitmotiv. Voilà à quoi se réfère donc Bruneau lorsqu’il décide  d’utiliser cette technique dans le Rêve. Ce premier opéra inspiré de l’œuvre de Zola marque le public et la critique par son audace harmonique. Le prélude s’ouvre sur une succession d’accords parfaits qui annoncent déjà, dix ans auparavant, le Pelléas et Mélisande de Debussy. Jean-Christophe Branger, dans une communication faite à la Sorbonne à l’occasion du centenaire de cette œuvre de Debussy, a très bien montré comment le Rêve, en de multiples aspects annonçait la révolution musicale que la création de Pelléas initiait en 1902. Ces accords solides et massifs définissent le décor principal du drame, l’église, avec ses solides piliers qui montent vers le ciel et le sentiment hiératique qui s’en dégage et contamine les personnages. Cette solide construction du prélude s’oppose totalement aux licences que Bruneau prend dans la suite du drame, employant asses fréquemment des résolutions irrégulières ou expérimentant la bitonalité, incompréhensible pour le public contemporain, qui souligne les états d’âme qui rongent l’évêque Jean d’Hautecoeur.

            Bruneau ne démentira jamais l’audace qu’il a montrée dans ce premier succès. Bien sûr, dans l’Attaque du moulin, il revient quelque peu sur la modernité qu’il avait instillée dans le Rêve. Il replace des chœurs, choisit de découper son opéra en airs distincts, toutes conventions classiques qu’il avait abandonnées dans le Rêve. Certainement avait-il été saisi lui-même par sa propre audace mais également contaminé par le classicisme de son librettiste, Louis Gallet, qui s’éloigne très vite des conceptions du compositeur. D’où la décision de Zola de se séparer du librettiste et de s’atteler lui-même à l’écriture des textes qu’il destine à Bruneau et qui nous donnera Mesidor et l’Ouragan, opéras qui renouent avec la modernité formelle du Rêve et poussent à son maximum l’emploi des leitmotive. Par exemple, dans l’Ouragan, on compte une vingtaine de thèmes différents dont un, celui de la Mer, se décline en quarante formes différentes.

            Quelques mots sur la réception de ces œuvres révolutionnaires pour l’époque. Debussy ne se prive pas de critiquer son ami mais lui reconnaît toujours cette indépendance d’esprit qui le caractérise et qui en fait un musicien à part, soumis à aucune école :

 

            Il a, entre tous les musiciens, un beau mépris des formules ; il marche à travers les harmonies sans jamais se soucier de leur vertu grammaticalement sonore ; il perçoit des associations mélodiques que d’aucuns qualifient de « monstrueuses » quand elle ne sont simplement qu’inhabituelles[12].

 

            Gustave Charpentier, l’auteur de Louise qui, en 1900, fait date dans l’histoire du réalisme lyrique ne manque, pas également de reconnaître tout ce que son succès doit à Bruneau. Il est le plus lucide sur ce qui anime le compositeur dans ses œuvres, ainsi qu’il l’écrit au lendemain de la création de l’Ouragan :

 

            Dans l’Ouragan, M. Alfred Bruneau se dresse, telle son image morale. Les cieux lointains, les mers, les longs horizons que ses yeux ont reflétés, il nous les dévoile au premier et au dernier acte. Son énergie farouche anime au troisième acte des héros puissants, volontaires, têtus comme lui et pensifs aussi d’être des hommes. […] Oui, tout Bruneau est dans ce drame. Ingénu, complexe, combatif ou tendre, souriant et farouche, il apparaît multiforme par l’accent et un par la pensée.

 

                La mort de Zola est vécue comme une rupture pour Bruneau qui n’avait plus imaginé travailler sans le concours de son fidèle ami. Pour lui, s’ouvre une nouvelle période faite de doutes et de découragements. Il écrit la musique de Lazare, sur un poème de Zola, comme un testament musical, sur le point de mettre un terme définitif à sa carrière. Puis, il se ressaisit et trouve dans l’œuvre de son ami matière à composer de nouveaux drames. De là naîtront Naïs Micoulin, La Faute de l’abbé Mouret et Les Quatre Journées qui vont connaître des succès relatifs. Il avait également des projets d’adapter La Fortune des Rougon, dont il écrivit le livret sans jamais le mettre en musique. Il se tourne même vers le genre de la farce en imaginant un opéra d’après une nouvelle burlesque de Zola, La Fête à Coqueville. C’était là un vœu très cher de sa part de s’éloigner de la noirceur de ses drames précédents pour donner une œuvre pleine de gaieté et de fantaisie. Mais il n’est pas encore prêt à perdre sa gravité naturelle et remet définitivement ce projet. On reconnaît dans ces nouvelles partitions tout le talent qui le caractérise. A l’audace de sa musique il ajoute l’audace de la mise-en-scène en faisant jouer la Faute de l’abbé Mouret sous la direction d’André Antoine, fondateur du Théâtre-Libre et qui porta avec succès le naturalisme à la scène. Mais l’histoire de la musique a pris un cours nouveau depuis 1891, Debussy a définitivement donné un nouvel essor à la musique française, que Bruneau n’accompagne pas, fidèle à sa réputation de musicien indépendant. Ce n’est pas pour autant qu’il dénigre la modernité des compositeurs qui occupent, maintenant le devant de la scène. Par exemple, il ne manque pas d’exprimer toute son admiration pour Stravinsky, lorsqu’il crée l’Oiseau de feu à Paris :

 

Je suis allé à une répétition de travail de l’Oiseau de feu, à l’Opéra, la dernière répétition ayant lieu tantôt tandis que je serai au Conservatoire. La partition est d’un jeune russe complètement inconnu ici. C’est une œuvre admirable. Pour la première fois de ma vie un ballet m’a ému au point de me remplir les yeux de larmes. […] La majorité du public a trouvé ça idiot. On ne rencontrait dans les couloirs que des gens qui rigolaient ou déclaraient n’y rien comprendre. Il n’y a plus la moindre erreur : c’est bien un chef-d’œuvre et je ne puis me consoler en pensant que ni toi ni Suzanne ne l’avez vu. Ce matin, le Figaro n’en souffle pas un mot. J’ignore s’il y a des articles dans les autres journaux. Ils sont sans doute mauvais. Tu as lu le mien. Je suis ravi d’avoir pu exprimer mon admiration.

 

Enfin, après la Première Guerre Mondiale, Bruneau s’éloigne définitivement de Zola et du naturalisme. Il avait, tout d’abord projeté de s’associer avec des jeunes écrivains directement issus du naturalisme zolien, tel Saint-Georges de Bouhélier, fondateur avec Maurice Le Blond, du mouvement naturiste. Mais ces projets n’aboutissent pas, notamment un opéra qui prenait pour cadre le pôle Nord, milieu à la fois hostile et fascinant qui voit un couple se déchirer pour sa conquête. Il se tourne alors vers la comédie et la fantaisie avec Le Roi Candaule sur un texte de Maurice Donnay, vers la féerie avec Le Jardin du Paradis, d’après le conte d’Andersen et sur un livret de Robert de Flers et Gaston Arman de Caillavet ou vers le drame romantique avec Angelo, inspiré de Victor Hugo et sur un livret de Charles Méré. Sa dernière œuvre, représentée en 1931, est Virginie, qui s’inspire de la vie de la comédienne Virgine Dejazet. La diversité des genres qui caractérise cette époque cache mal le succès qui n’est plus au rendez-vous. Bruneau exerce plus sûrement son talent dans la critique musicale, toujours très libre et franche, qu’il livre au Matin jusqu’à la fin de sa vie. Il est désormais un compositeur respecté pour son succès passé, remercié en tant que tel par le pouvoir politique dont il est très proche ainsi que par l’Institut de France qui l’élit, en 1925, à l’Académie des Beaux-Arts, où il succède à Gabriel Fauré. On lui propose même la direction de l’Opéra-Comique qu’il refuse, mécontent du choix des collaborateurs qu’on lui impose. Sa dernière œuvre magistrale n’est plus un opéra mais un livre, A l’ombre d’un grand cœur, qu’il fait paraître en 1931 et dans lequel il évoque sa collaboration avec Emile Zola. Cet ouvrage est admirable tant par sa richesse documentaire que par le style littéraire de celui qui l’écrit. Il est certain que Bruneau a déjà prouvé dans ses critiques musicales la qualité de son style qui fait de ce livre un véritable document littéraire de qualité.

 

Voilà donc, rapidement brossé, la diversité qui caractérise l’œuvre musicale d’Alfred Bruneau. On a bien du mal à imaginer, aujourd’hui qu’il est oublié, la place qu’il a tenue dans la musique française de son époque, le dynamisme qu’il a su lui insuffler à une époque où elle cherchait encore son style personnel, face aux assauts répétés de l’œuvre wagnérienne. Certainement, il paie aujourd’hui encore son indépendance d’esprit qui a fait de lui un compositeur à part. Laissons à Pierre Lalo le soin d’achever cette communication en espérant que l’analyse qu’il faisait d’Alfred Bruneau trouve un écho parmi les directeurs actuels des théâtres français :

 

M. Bruneau a toujours été fort étranger aux modes et divertissements divers qui se sont succédé dans notre musique depuis un quart de siècle. Si tout au début de sa carrière, il nous a montré qu’il était l’élève de Massenet, il s’est vite dégagé de cette influence, qui, déjà, dans Le Rêve n’est plus qu’un souvenir … Depuis qu’il a commencé de prendre conscience de sa personnalité, il écrit la musique qu’il portait en lui et qu’il était fait pour écrire. Il ne s’est point laissé détourner de sa voie par les tentations de l’exemple ni par celles du succès. Il a suivi tout droit son chemin, et cette droiture a sa récompense : l’œuvre qu’elle a inspirée supporte le poids des années, auxquelles succombent tant d’autres œuvres plus inquiètes de réussir, et qui se croyaient plus habiles.

 

 

 

 



[1] Alfred Bruneau, Massenet, Librairie Delagrave, 1935, Paris, p. 12.

[2] Bruneau, op. cit., p. 12.

[3] Lettre de Louis Gallet à Emile Zola, 8 juillet 1892.

[4] Lettre inédite à Louis Gallet, 31 décembre 1889, coll. Dr Broca.

[5] Alfred Bruneau, La Musique Française, Fasquelle, Paris, 1901, p. 34.

[6] Ibid., p. 35.

[7] Bruneau, op. cit., pp. 100-101.

[8] Alfred Bruneau, Musique d’hier et de demain, Fasquelle, Paris, 1900, p. 4.

[9] Ibid., pp. 4-5.

[10] Alfred Bruneau, op. cit., p. 5.

[11] Marcel Schneider, Wagner, Seuil, collection Solfèges, 1960

[12] Debussy, Revue blanche, 15 mai 1901.