Miette et Silvère d’Alfred Bruneau
La mort d’Emile Zola fut, pour le compositeur Alfred Bruneau, un véritable déchirement. En mars 1903, Bruneau écrit à son épouse ces quelques mots désespérés qui montrent à quel point Zola était, pour le compositeur du Rêve, plus qu’un collaborateur mais bien un maître à penser, un grand frère protecteur :
Je ne sais plus me conduire dans la vie. Je suis un
être fini, démoli, définitivement à terre[1].
Bruneau entre donc dans une période de deuil qu’il mettra à profit en écrivant la musique de Lazare dont Zola avait écrit le poème en décembre 1893 et en achevant l’Enfant-Roi qui sera créé à l’Opéra-Comique en 1905. Puis, il lui faut se résigner à poursuivre sa carrière de compositeur sans la bienveillante aide de Zola, sans pour autant manquer à sa mémoire. Bruneau choisit alors les sujets de ses opéras d’après l’œuvre de son ami : Naïs Micoulin, La Faute de l’abbé Mouret et les Quatre Journées. Dans ces opéras, Bruneau réalise le vœu de Zola : un compositeur doit écrire ses propres livrets. Il se révèle alors un habile librettiste. Il faut pourtant ajouter à cette bibliographie générale des compositions de Bruneau deux textes inédits inspirés de l’œuvre de Zola : La Fête à Coqueville et Miette et Silvère qui va nous intéresser maintenant.
Alfred Bruneau ne peut se détacher de l’œuvre de celui qui lui permit de connaître la gloire de l’Opéra et de l’Opéra-Comique. C’est dans ce corpus qu’il puise son inspiration quand Zola vient cruellement à lui manquer. En 1903, c’est vers la Fortune des Rougon que Bruneau se tourne. Dans une lettre d’avril 1903, Madame Zola donne à Bruneau l’autorisation d’adapter le premier roman de la série des Rougon-Macquart, considérant l’étroite intimité qui unissait le compositeur à son cher disparu :
Mon bien cher
ami,
Je veux vous confirmer par cette lettre
l’autorisation que je vous ai donnée de vive voix, de faire avec La
Fortune des Rougon telle œuvre musicale qu’il vous plaira.
[…] Je pense que vous êtes le seul, par votre
adoration sans bornes, par l’étroite union de vos âmes en art, qui puissiez,
ainsi que pour les œuvres précédentes associer votre art musical à la
littérature de mon cher mari, si bien que l’on pourrait croire qu’il n’y a
qu’un seul auteur tant vos pensées et vos natures vibraient de même[2].
Mais ce n’est qu’en 1908 que Bruneau envisage d’écrire un livret d’après ce roman. Le manuscrit porte la date finale du 23 février 1908. Il est constitué de quatre cahiers contenant chacun un acte d’une vingtaine de feuillets, écrits sur un seul côté. La page de titre annonce un « drame lyrique » comme le Rêve, l’Attaque du Moulin ou Messidor. Bruneau avait déjà exprimé le désir de faire une œuvre plus légère que les précédentes, mais ce ne sera pas le cas pour ce nouveau projet. Vient ensuite la liste des personnages. Du roman de Zola, Bruneau garde Miette, Silvère, Tante Dide et Rengade, le gendarme. Il laisse de côté les protagonistes des intrigues politiques du roman : Pierre et Félicité Rougon, Antoine Macquart et les notables de Plassans. Ce n’est pas le destin des Rougon qui intéresse Bruneau mais bien ce que l’on a appelé l’idylle de Miette et Silvère. Seule, la tante Dide donnera une filiation et une hérédité au jeune couple.
Le premier acte a pour décor le Jas-Meiffren dont la description est entièrement reprise au roman[3]. La scène est occupée en son milieu par le mur qui renferme le puits mitoyen. L’action débute par la rencontre de Miette et de Silvère. Dans l’écriture du poème, Bruneau va employer plusieurs méthodes. Il reprend, tout d’abord, mot pour mot la prose de Zola :
Silvère, se décidant enfin à
parler
Comment
t’appelles-tu ?
Miette
Marie ;
mais tout le monde m’appelle Miette … Et toi ?
Silvère
Moi,
je m’appelle Silvère[4].
Espace théâtral oblige, il va également inscrire les actions, les gestes des personnages dans le temps de l’immédiat. Ce qui donne une transformation telle que celle ci :
Roman : Elle recula, ses yeux devinrent d’un noir
dur, luisant de défiance[5].
Livret : Miette, se reculant, sombre, méfiante[6].
Il lui faut également assouplir la langue, la rendre orale, échapper aux préciosités de la langue écrite afin de donner plus de naturel aux personnages. Bruneau se souvient certainement des critiques faites au lendemain de Messidor, lesquelles reprochaient au librettiste de faire parler les paysans de l’Ariège comme de véritables parisiens :
Roman : Il est des gens contre lesquels tu ne
peux me défendre[7].
Livret : Il y a des gens contre lesquels tu ne peux me
défendre[8].
Bruneau est également obligé de resserrer le temps de l’action. Alors que, dans le roman, Miette et Silvère apprennent à se connaître tout au long de l’été, dans le livret, Bruneau inscrit la rencontre, la découverte du puits, l’ouverture de la porte et l’apparition de tante Dide dans une seule et même journée de juin. Ayant également peu de personnages à sa disposition, le librettiste prête aux personnages une connaissance de l’autre beaucoup plus étendue. Dans le roman, Silvère apprend peu à peu, grâce aux ouvriers, qui est Miette, son surnom de Chantegreil, son père envoyé au bagne pour avoir tué un gendarme. Ici, Silvère sait immédiatement à qui il s’adresse. Ce qui n’empêche pas Miette d’être méfiante, d’avoir peur d’être, à nouveau, insultée. Elle exprime ainsi verbalement ce qu’elle pense dans le roman :
Roman : Ce
garçon allait donc l’insulter comme les autres[9] !
Livret : Ah !
tu vas donc m’insulter comme les autres[10]
…
Une fois les deux jeunes gens devenus amis, Bruneau introduit le personnage de Rengade dans les paroles de Miette. C’est là la grande innovation du compositeur. Il va faire de ce gendarme un personnage central. Ici, Rengade est un gendarme chassé par ses chefs et qui a disparu avant de revenir à Plassans, chargé des basses besognes d’espionnage. Il menace alors constamment Miette et désire venger le gendarme que son père a tué jadis. A ce titre, il remplace les persécution dont Miette est victime de son oncle et de son cousin, Rébufat et Justin. Nous verrons alors Rengade prendre une part de plus en plus importante dans le livret, loin du rôle secondaire qu’il joue dans le roman de Zola.
Bruneau respecte également les caractères des personnages de Zola. Silvère est exalté lorsqu’il s’agit de parler de révolution mais très tendre et respectueux à l’encontre de sa tante Dide. Miette exprime beaucoup de sagesse mais également de détermination. C’est elle qui prend les décisions importantes comme l’ouverture de la porte, depuis si longtemps condamnée.
La scène du puits, dans lequel les deux amis se regardent et se parlent est fidèle au roman de Zola. Les jeux, les taquineries de Miette touchent énormément Silvère. L’habileté de Bruneau est de palier l’absence de narrateur sans pour autant affaiblir la caractérisation des personnages. Silvère est profondément troublé par la disparition du visage de Miette, au fond du puits. Sa sensibilité affleure dans cette réplique :
Oui, tu m’apparais de nouveau et tu renais. Mais,
quand ton sourire s’est effacé, cela m’a donné un coup au cœur. Il m’a semblé
que tu venais de mourir. Ne recommence pas, je t’en supplie[11].
Silvère craint la mort, car il la sent autour de lui. La mort sera constamment présente tout au long du drame lyrique. C’est ici sa première apparition avec les joies de la renaissance, du retour à la vie. Mais cela ne sera pas toujours le cas …
La première grande tirade de Silvère célèbre les douces chaleurs de l’été, la lumière ardente du jour et les sons gais de la nature. Du roman au livret, les mots sont les mêmes. On passe simplement du passé au présent et de la troisième personne du pluriel à la première personne du singulier. Mettre dans les paroles des protagonistes les mots du narrateur permet à Bruneau de créer une ambiance, de transporter le public dans les douceurs de l’été provençal. Il faut dire en peu de mot ce que l’écrivain a tout le loisir de développer dans son roman.
La porte dans le mur va permettre à Bruneau d’évoquer le passé de tante Dide et d’y introduire le thème de la folie, rapidement esquissé. L’ouverture de la porte a les mêmes effets que dans le roman : les jeunes gens se voient en pleine lumière, les sons ne sont plus déformés, ils peuvent enfin se toucher. Les sens ne sont plus atrophiés. Ce retour à la normalité est salué par une volée de cloches, celles de la Pentecôte et non celles de l’Assomption du roman. Faut-il voir dans cette substitution une valeur symbolique ? Non pas l’élévation de la Vierge mais la descente de l’Esprit-Saint sur Terre. Les cloches ont pourtant cette même valeur de célébration de la rencontre mais aussi de tocsin révolutionnaire. Silvère apparaît enfin comme ce rêveur, épris de justice, en quête d’une République quasi mystique. Nous atteignons d’ailleurs, ici, aux limites du livret de Bruneau. Dans le roman, c’est le narrateur qui explique le caractère chimérique des aspirations de Silvère, ses connaissances mal comprises, mal assimilées :
La liberté fut sa passion, une passion irraisonnée,
absolue, dans laquelle il mit toutes les fièvres de son sang. Aveuglé
d’enthousiasme, à la fois trop ignorant et trop instruit pour être tolérant, il
ne voulait pas compter avec les hommes[12].
Bruneau donne à Silvère la dure tâche d’analyser lui-même son propre parcours, ce qui ne manque pas de nous troubler. Comment un personnage peut lui-même connaître ses propres faiblesses, ses égarements, avec une telle acuité ?
Pardonne-moi.
Je songeai à mes chimères … Le soir, lorsque je rentre de l’atelier et que
tante Dide est tranquille, je me plonge dans mes livres et je m’exalte à tout
ce que j’y trouve de généreux et de fraternel. La tendresse grave et
mélancolique de la pauvre vieille m’a donné, dès l’enfance, une âme robuste où
s’amassèrent les enthousiasmes. Quand j’appris que nous avions la République en
France, je crus que le monde allait vivre dans une béatitude céleste. Et, quand
je m’aperçus que je m’étais trompé, j’éprouvai une douleur immense. Je fis
alors un autre rêve, celui de contraindre les hommes à être heureux, même par
la force. Je résolus la conquête violente du bonheur universel[13].
Ce décalage reviendra
souvent dans le livret. Peut-être Bruneau lui-même a identifié ce malaise que
l’on ressent à la lecture et a-t-il renoncé à mettre ce livret en
musique ?
Toujours est-il que la
révolte de Silvère trouve un écho dans les révoltes de Miette qui a vécu comme
une réprouvée, constamment maltraitée, victime de son statut de fille de bagnard. Silvère trouve donc en Miette une
oreille attentive et en son père un modèle de révolutionnaire. L’aboutissement
de ces deux révoltes est une envolée lyrique et utopique dans laquelle Bruneau
a mis toute sa connaissance des Quatre Evangiles de Zola :
Miette et Silvère
Et, d’un
bout à l’autre de la terre, la justice et la bonté refleuriront. Il n’y aura
plus ni haine, ni misère. A notre exemple, les nations, éternellement
réconciliées, s’aimeront dans le travail et la joie, dans la splendeur et la
gloire des vastes cités nouvelles[14].
Mais, tante Dide vient
cruellement les ramener à la réalité. Le premier acte se finit sur une longue
tirade de la vieille femme qui revoit, dans cette trouée de lumière, le couple
d’antan, la mort de Macquart. Les deux jeunes gens, au bras l’un de l’autre,
rejouent une même tragédie. Le rideau tombe sur une prédiction. Tante Dide a ces
quelques mots à Miette : « Tu es bien jeune … Tu as le temps
… », et à Silvère : « Prends garde, mon garçon … on en meurt[15]
… ».
L’acte II se déroule
sur la route de Nice, un soir de décembre, au lendemain du coup d’état de
Napoléon III. Le décor reprend la description faite initialement par Zola.
Bruneau fixe simplement l’action près du moulin à vent en ruine. La première
scène fait parler les couples enlacés qui entourent Miette et Silvère. Ils
célèbrent la douceur des amours enfouies dans le secret de la nuit, le seul
bonheur autorisé aux pauvres gens :
Bien
cachés, comme nous sommes, il est doux de causer à voix basse.
Bien
serrés l’un contre l’autre, on a chaud dans la nuit frissonnante.
On
s’embrasse, on se câline et l’on va au hasard de la route.
Charme
tiède de l’étreinte, tendre joie des mains rapprochées, petits bonheurs à la
portée des pauvres gens, c’est en votre mystère que l’amour passe, l’amour
qu’on devine et qu’on ignore. Promenons, au fond de l’ombre, nos deux cœurs
bien heureux et fidèles[16].
Mais Rengade est
présent, qui guette l’arrivée de Miette et fait le vide autour de lui, tant les
jeunes gens ont peur de ses dénonciations, de ses traîtrises. Sa rencontre avec
Miette est très violente. La jeune fille fait face alors que l’ancien gendarme
révèle toute sa nature. Ce n’est pas tant le désir de venger le gendarme tué
jadis par Chantegreil qui justifie son intérêt pour Miette mais bien un désir
bestial de posséder :
Plutôt
que de me fuir, de m’irriter sans cesse, tu ferais mieux de m’écouter, de
consentir à ce que je te demande depuis trop longtemps déjà. Je t’aime et je te
veux. Je te l’ai dit maintes fois et je te le répète[17].
Une nouvelle fois,
Bruneau s’enferme dans les maladresses de l’absence de narrateur. Miette oppose
à Rengade son innocence d’enfant qui ne comprend ce que lui veut cet homme mais
qui en a une intuition vague, au plus profond d’elle-même :
Oui, oui,
tu as raison, il y a trop longtemps que tu me poursuis, que tu me salis par tes
paroles dont mon innocence d’enfant m’empêche de comprendre l’horreur, mais qui
me martyrisent et m’outragent[18].
Bruneau semble n’avoir
pas osé, ou réussi, à introduire un personnage secondaire qui aurait fait
office de commentateur de l’action, de chœur antique, comme il le fit dans L’Attaque
du Moulin en créant le personnage de Marcelline, absent de la nouvelle
initiale, et qui permettait au librettiste de reprendre les commentaires d’un
éventuel narrateur.
La force politique du
livret, déjà atténuée par le désir amoureux de Rengade, est également tempérée
par Bruneau qui supprime dans tout le texte les répliques trop virulentes
contre les gendarmes : « Dire que l’on a condamné mon père pour avoir
débarrassé d’un de tes pareils[19] ! »,
« Il est permis à un gendarme de tirer sur nous, mais il ne nous est pas
permis de tirer sur un gendarme. ». Cette dernière phrase est ainsi
reprise avec des termes plus généraux, moins polémiques : « Il ne
nous est pas permis de tirer sur ceux qui tirent sur nous[20]. »
L’arrivée de Silvère,
dans la scène III, permet au librettiste de donner au personnage une grandeur
qu’il n’avait pas dans le roman. Bruneau en fait un meneur, un fomenteur de
révolution :
Rengade
Quant à
toi, ton compte est bon. Je te connais mon garçon. Tu prêches partout la
révolte. Tu tâches de soulever des camarades, les ouvriers des faubourgs,
contre celui qui, prétends-tu, a trahi ta République. Je te surveille, et je
trouverai bien le moyen de te faire mettre à l’ombre[21].
On remarque également
que Bruneau ne précise pas le contexte historique dans lequel se déroule
l’action. Napoléon III est convoqué par cette périphrase « celui qui a
trahi ta République[22] ».
Mais, entre Silvère et
Rengade, il y a le fusil emprunté par le jeune garçon à tante Dide, le fusil du
contrebandier tué jadis par un gendarme. Le fusil qui permet de protéger Miette
des avances de Rengade devient un symbole de la lutte du peuple contre
l’oppression des nantis :
Il
faudrait que je fusse mort, pour qu’on me l’arrachât des mains, qu’on
m’empêchât de l’employer à protéger Miette et tant d’opprimés qui attendent et
qui espèrent[23].
Silvère s’impose alors
en victime sacrificielle, prêt à payer de son sang pour l’avènement d’un monde
meilleur :
Silvère
Si elle
[la République] ne se relève pas maintenant, elle se relèvera plus tard. Si
elle a besoin de mon sang, qu’elle le prenne[24] !
Ce face-à-face entre
les deux hommes, entre la République et le régime autoritaire, est magnifié par
le tocsin qui sonne au loin et souligne, dans une envolée lyrique, le discours
prophétique de Silvère, réalisant ainsi la prévision du Marquis de Carnavan
dans le roman : « Qu’un coup d’Etat éclate, et l’on entendra le
tocsin dans toute la contrée, des forêts de la Seille au plateau de
Sainte-Roure[25]. »
Le tocsin fait fuir
Rengade qui se rappelle à sa mission de renseignement, laissant Miette et
Silvère seuls avant l’arrivée des Insurgés. Les deux caractères s’affinent
encore. Miette, toujours sous le coup de la peur, prône la vengeance alors que
Silvère se place résolument du côté du droit, de la justice :
Miette
Il me
semble que, si j’étais à ta place, j’aurais une joie à me venger.
Silvère
Ne dis
pas cela, Miette. Ta rancune est mauvaise. Moi, je vais me battre pour notre
droit à tous ; je n’ai aucune vengeance à satisfaire[26].
Au-delà des désirs de vengeance ou de justice, c’est
l’amour de Miette et Silvère qui préoccupe Bruneau. Les jeunes gens échangent
de chastes baisers tout en se remémorant les bons souvenirs de la Fête-Dieu. Le
librettiste utilise le même procédé abondamment utilisé par Zola dans son
roman : celui de la remémoration. Dans les moments de crise, ce sont les
moments de joie et de bonheur qui resurgissent dans des bouffées de nostalgie.
Bruneau connaît bien cette nostalgie depuis que Zola est mort … Il donne
également une grande part au rêve utopique, en grand rêveur qu’il est, pas dupe
des duretés du monde réel :
Miette et Silvère
Par
lui [le souvenir], revivons ces bonnes soirées que nous avons vécues
ensemble, surtout cette soirée de la Fête-Dieu dont les moindres détails nous
sont chers, le grand ciel tiède, la fraîcheur des saules, les mots caressants
de notre causerie. Et, tandis que les choses du passé nous remontent au cœur
avec une saveur douce, il nous semble pénétrer l’inconnu de l’avenir, nous voir
au bras l’un de l’autre, ayant réalisé notre rêve et nous promenant dans la
vie, comme nous le faisons sur cette route enchantée, chaudement couverts d’un
même manteau, les yeux sur les yeux, nous souriant, perdus au milieu des
muettes clartés de la vallée merveilleuse[27].
L’arrivée des Insurgés,
annoncée par la Marseillaise, met fin à cette rêverie. Alors que Silvère
les accueille avec enthousiasme, Miette se sent douloureusement abandonnée au
profit de ceux que Silvère appelle « mes frères ». Cette scène V est
fidèlement calquée sur celle du roman. La succession des toponymes est la
même : La Seille, La Palud, Vaux, Alboise, Tulettes, … La scène est
également illuminée par la lune comme savait si bien le faire Zola :
placer l’action au centre d’un dispositif lumineux préalablement établi[28].
La confrontation
première avec les Insurgés est conforme au roman. Après l’intervention d’un
paysan qui refuse d’avoir dans ses rangs la fille d’un voleur et d’un assassin,
un second paysan prend sa défense et rappelle que Chantegreil n’a pas volé et
qu’il a tué pour se défendre. Il trouve l’adhésion de l’ensemble de la troupe
et Miette, « tremblante d’émotion et de surprise[29] »
se joint aux Insurgés et vêtue de son manteau rouge, elle s’empare du drapeau,
de la « bannière sanglante », sous la « blanche clarté de la
lune[30] ».
Sa métamorphose la rend surnaturelle. C’est une sainte qui apparaît à Silvère.
Il ne la confond avec la République comme l’écrit Zola. Elle est au-delà de la
révolte, elle est la sainte guidant le peuple. Miette croit être à la
procession de la Fête-Dieu, qu’elle « porte la bannière de la Vierge[31] ».
Mais elle est, à ce moment, la Vierge, celle qui n’a pas encore connu l’amour
mais aussi la Sainte qui mènera le peuple des Justes à la victoire. D’ailleurs,
Miette n’est-il pas le diminutif de Marie ?
L’acte III a pour décor
la place de l’Hôtel de Ville de Plassans. Alors que le rideau se lève, les
Insurgés ont investi la ville, l’action est terminée. Ils ont fait un certain
nombre de prisonniers, tous gardes nationaux. Les édiles de la ville sont
épargnés. Parmi les prisonniers se trouve Rengade. La Foule du peuple distribue
les vivres aux combattants affamés. Bruneau fond en une scène unique deux
scènes distinctes du roman : l’entrée dans Plassans et la station prolongée
et ultime dans la ville d’Orchères. Ici, ce sont les habitants de Plassans qui
ravitaillent les Insurgés. La ville est solidaire de la campagne … Alors que,
dans le roman, le seul souci du maire, M. Garçonnet, est de faire donner des
vivres le plus rapidement possible aux Insurgés afin que ceux-ci quittent la
ville aussitôt, sans éveiller l’inquiétude des habitants.
Bruneau pose Silvère en
héros généreux, magnanime, qui reconnaît la valeur de ses ennemis :
Mes amis,
il ne faut pas oublier les prisonniers, qui sont à jeun depuis hier soir. […] A
quoi servirait de leur en vouloir ? Ils se sont bien défendus, mais ils
n’ont pu nous résister … Adoucissons de notre mieux leur défaite[32].
A l’opposé, Rengade
prépare sa vengeance qui traverse, ainsi, tout le drame de Bruneau. C’est un
horizon d’attente qui verra son achèvement avec la conclusion du drame. Mais,
pour le moment, place à la fête. La farandole du chapitre cinq du roman, qui se
déroule également à Orchères, se met en place au son d’une chanson qui prévoit
un avenir radieux, dans la réconciliation fraternelle de tous les hommes :
C’est la
vie libre, la vie heureuse, que l’on va vivre dans la tendresse et dans la
paix.
Sous le
soleil éblouissant, qui est pour nous comme une aurore, soyons joyeux !
Les temps
meilleurs sont commencés, grâce à l’accord si fraternel de tous nos cœurs.
Joignons
nos mains et aimons-nous ; unissons-nous et ayons foi en l’avenir !
Dansons,
dansons la farandole, la vieille dans qui rend les hommes bons et contents[33] !
En quelque sorte, le
chant du cygne …
C’est dans cette
insouciance relative et provisoire que Tante Dide fait son apparition. Son
premier cri est pour évoquer le fusil que Silvère a emprunté. Elle comprend
tout d’abord que ce fusil lui enlève son passé, le seul souvenir qui lui reste
de Macquart, mais également son présent. Car il signifie l’éloignement,
probablement définitif, de Silvère, celui qui lui permit de rester en vie avec
ses jeux enfantins ; celui qui lui permit de ne pas sombrer dans la folie.
C’est alors l’occasion que Bruneau donne à Silvère de proclamer sa foi dans un
avenir radieux, utopie zolienne déjà présente dans les Rougon-Macquart et
que l’on retrouvera, sans jamais bien l’analyser, dans les Quatre
Evangiles :
Silvère
Chaque
acte qui me parut blesser les intérêts du peuple excita en moi une violente
indignation. Dans la colère et l’enthousiasme où je mis toutes les fièvres de
mon sang, je rêvai d’un Eden où régnerait l’éternelle justice. Laissez-moi donc
y entrer, y conduire ceux qui souffrent et vous donner, à vous aussi, un peu de
ce bonheur dont je veux faire cadeau à l’humanité entière[34].
Face à cette profession
de foi exaltée mais pleine de sincérité, Tante Dide effectue un revirement
total. Elle ne s’oppose plus à l’engagement de Silvère. Dans ces mots qu’elle
vient d’entendre, elle entr’aperçoit ce que pourrait être l’avenir où « on
ne massacrerait plus les innocents sur les routes ! On ne séparerait plus
les amants qui s’adorent ! On ne creuserait plus de tombes dans le cœur
des pauvres filles ! On laisserait les être se chérir librement jusqu’à
leur vieillesse heureuse[35] ! »
En un mot, on empêcherait que se renouvelle les souffrances qu’elle a connues
dans sa jeunesse. C’est une nouvelle jeunesse que lui propose Silvère, moins la
mort de son amant, moins le malheur. Elle rend alors à Silvère le fusil qu’elle
lui avait confisqué, le transmet comme un flambeau qui permettra le bonheur de
l’humanité et quitte la scène, grandie, « émue et silencieuse[36] ».
Au milieu des Insurgés,
restent Miette et Rengade. Ce dernier propose à la jeune fille un marché
douteux :
Il y
aurait un moyen de te sauver … de le sauver, lui aussi, puisque tu es décidé à
ne pas t’en séparer … Je connais, dans les bois voisins, un étroit sentier où
les régiments qui, je le sais, sont en route, ne peuvent passer. Je te
l’indiquerai, pour que tu le prennes avec lui, à la condition que tu me
promettes de venir, plus tard[37]…
Rengade est prêt à tout
pour posséder Miette. Il lui propose, ni plus ni moins, de trahir, ce qu’elle
exprime en des mots qui vont rendre l’ancien gendarme fou de jalousie, de
désir, de vengeance : « La trahison, la honte, le crime … Je n’en
veux pas. Garde ça comme le sinistre orgueil de ton âme abominable[38]. »
A quoi Rengade répond ces quelques mots qui annoncent déjà l’issu du
drame : « Maintenant, quels que soient les évènements, je
m’acharnerai à sa perte. C’est entre nous deux un duel sans merci dont le
résultat sera terrible[39]. »
Mais, avant même le
début des combats, la défaite pointe. Silvère annonce que Paris est vaincu, que
les provinces sont maîtrisées, que les soldats marchent à leur poursuite. Ils
restent les derniers insoumis à ce pouvoir dictatorial. Les Insurgés pleurent
leurs illusions perdues alors que la Foule de Plassans mêle ses larmes à leur douleur.
Bruneau poétise alors à outrance le texte primitif de Zola (anaphore de
« pleurons », métaphore de l’Océan, grandiloquence des termes,
…) :
La Foule
Pleurons-donc
notre foi morte, notre rêve de justice évanoui ; pleurons notre France
prisonnières, notre République assassinée ; pleurons notre bonheur
entrevu, notre fraternelle religion agonisante ! Et que nos larmes, comme
les Océans gonflés par la tempête, montent un jour en flots furieux jusqu’aux
meurtriers de notre idéal pour les disperser, les emporter et pour engloutir
leurs exécrables palais[40] !
Face à la défait
annoncée, Silvère se pose en chef de
troupe, qu’il galvanise. Il exhorte les Insurgés à l’unité, refusant la
désertion et la lâcheté pour affronter la mort en face : « Allons
nous embusquer là-haut et montrons comment nous savons mourir[41]. »
La scène se conclue sur la farandole, dernier moment de joie avant l’ultime
combat : « Ceux qui restent, qui vont continuer les âpres luttes de
l’existence, n’oublieront pas ceux qui partent, qui vont se battre une dernière
fois dans l’enthousiasme de l’héroïque trépas[42]. »
Le dernier acte se
situe sur le chemin du plateau de Sainte-Roure. Les Insurgés ont quitté
Plassans pour aller mener leur ultime combat. Silvère mène la troupe aux côtés
de Miette, portant le drapeau, qui avance avec peine. Les deux jeunes gens
quittent alors la troupe pour se reposer et se retrouver en tête-à-tête. On
apprend ainsi la disparition de Rengade, nouveau ressort dramatique de
l’action. Mais Silvère désir oublier un instant la lutte pour mieux se
retrouver avec Miette. Comme dans le roman, Miette cherche à faire évoluer sa
relation avec Silvère : « Il ne faut pas toujours me traiter
comme une sœur, puisque je dois être ta femme[43]. »
Le jeune garçon, plein de lucidité, analyse leur relation depuis le jour où ils
se sont connus. D’abord l’amitié quasi fraternelle :
Jusqu’à
cette heure, nous ne nous sommes aimés que d’une tendresse fraternelle. Nous ne
prenions que pour de l’amitié l’attrait qui nous poussait à nous tendre les
bras, à nous garder dans nos étreintes plus longtemps que ne se gardent les
frères et les sœurs[44].
Puis, le lent apprentissage de
l’amour et de ses sensations toutes particulières :
Mais, au
fond de nos amours naïves, grondaient, plus hautement chaque jour, les tempêtes
de notre sang ardent. A présent, nous sentons notre étreinte nous brûler, nous
entendons nos poitrines se soulever d’un même souffle, des lueurs passent
devant nos paupières closes, des bruits confus montent à notre cerveau, une langueur
nous envahit, nous plonge dans le rêve qui devrait être éternel[45]
…
La scène se conclue par
un baiser qui, pour Miette, est le Mal. Elle croit que cette flétrissure se
voit sur son visage, que les Insurgés vont se moquer d’elle. Bruneau reste en
cela fidèle au roman de Zola mais ajoute une courte phrase qui donne tout son
relief dramatique à la scène : « Ils ne riront pas, Miette … Ils sont trop près de la mort[46]. » La mort qui, naturellement,
fait peur à Miette, mais qui la séduit peu à peu. Elle aspire à une mort
libératrice, qui leur apportera le repos. C’est un sentiment bien connu chez
Zola, relayé par Bruneau qui, lui aussi, doit subir les assauts d’une vie
publique trépidante et qui souhaiterait, par moment, un repos éternel bien
mérité. Souvenons-nous de Lazare, oratorio dans lequel ce personnage
biblique, ressuscité par Jésus, lui demande de le renvoyer dans le doux sommeil
dont on vient de l’arracher. Miette et Silvère acceptent donc la mort mais pas
avant d’avoir connu l’amour, pas avant d’avoir connu la vie :
Miette
Je ne
veux pas partir avec le regret de la vie, comme une petite fille pleurante et
désolée. Silvère, Silvère, je veux connaître tout l’amour, toute la passion,
toute la tendresse. Je refuse la mort, si je dois mourir ignorante. Entends-tu ?
Je ne veux pas mourir sans que tu m’aimes[47]
…
C’est à ce moment que
des cris de combats viennent les séparer. Miette s’effondre, touchée par une
balle, enveloppée comme dans un linceul par le drapeau rouge. Silvère se jette
à genou à ses côtés. Miette peut à peine murmurer le regret qu’elle a de partir
avant d’avoir connu l’amour, avant d’avoir été mariée à celui qu’elle aime.
Alors, Silvère colle sa bouche sur sa blessure en un dernier baiser qui
« met une dernière joie dans le regard de Miette[48] ».
C’est le baiser suprême, la réalisation de leurs noces dans le sang de la
révolution.
Apparaît alors Rengade,
un pistolet à la main. Il tient enfin son ultime vengeance. Silvère ne souhaite
pas se défendre. Alors que, dans le roman, il était emmené jusqu’à Plassans
pour mourir sur la pierre tombale de l’Aire Saint-Mittre, le resserrement de
l’action scénique oblige Bruneau à résoudre le drame sur le lieux même où est
morte Miette. Rengade demande à Silvère de « choisir sa place[49] ».
Sa place est auprès de celle qu’il aime. Et, c’est sur le cadavre de Miette que
Silvère s’écroule, tué à bout portant par l’ancien gendarme. Les jeunes amants
sont, enfin, réunis à jamais dans la mort. Ci-gît Marie et Silvère …
Le drame pourrait
s’achever là, dans la réalisation ultime de l’idylle de Miette et Silvère.
Mais, une dernière scène vient conclure la pièce. Tante Dide apparaît et
assomme mortellement Rengade, avec le fusil de Macquart. Dans un dernier accès
de démence, Tante Dide comprend qu’elle a enfin achevé un cycle infernal initié
par la mort de Macquart :
Ah !
ah ! ah ! J’ai tué le gendarme, l’assassin … Il était toujours dans
ma tête, il me faisait signe qu’il allait tirer … Avec le fusil, j’ai vengé mes
pauvres morts et tant d’autres victimes[50]
…
C’est donc un fantôme
présent dans sa tête depuis de nombreuses années que tue la vieille dame. Alors
que dans le roman, Tante Dide reprochait à ses enfants de n’être que des loups[51],
elle se fait ici louve pour venger ses chers disparus, victimes d’une
oppression constante de la part des autorités militaires. Elle dédie alors ce
crime à l’idéal perdu de Miette et Silvère, qu’elle veut réaliser, malgré
tout :
Je vois,
Ô Silvère, Ô Miette, le soleil de votre idéal percer la brume, vaincre la nuit,
monter, monter dans la nue, briller d’un prodigieux éclat et y régner,
triomphal[52].
Le livret imaginé par
Bruneau est donc centré sur l’idylle de Miette et Silvère. Bruneau fait de leur
amour l’instrument du soulèvement révolutionnaire. En magnifiant le personnage
de Silvère, il se débarrasse des nuances du roman qu’il n’aurait pu exposer sur
une scène lyrique. Le personnage de Rengade permet d’introduire une intrigue
secondaire pleine de rebondissements. Enfin, Tante Dide encadre le drame en
reprenant, en contrepoint, les idéaux de justice de Silvère. Son action finale
libératrice permet d’entrevoir un avenir plus radieux. Dernière note optimiste
d’un compositeur meurtri par la vie, rongé par le pessimisme mais qui garde
toujours, en lui, l’espoir d’un lendemain meilleur.
Pourquoi ne pas avoir
mis ce livret en musique ? Sans doute, Bruneau voyait les limites de cette
nouvelle pièce : les auto-analyses des protagonistes font basculer le
drame dans le burlesque. Peut-être, également, la confrontation entre les gendarmes
oppresseurs et le peuple avide de liberté était-il trop subversif à une époque
où les soulèvements dans les provinces, en 1907, sont encore dans toutes les
mémoires. Toujours est-il que ce texte, resté inédit à ce jour, est une
admirable relecture de l’œuvre de Zola, qui met en lumière l’essence même de ce
roman. Car, plus que le roman des
origines des Rougon-Macquart, Bruneau avait bien vu que La Fortune
des Rougon était aussi le roman de Miette et Silvère.
[1] Lettre d’Alfred Bruneau à Philippine Bruneau, 13 mars 1903, coll. Puaux-Bruneau.
[2] Lettre d’Alexandrine Zola à Alfred Bruneau, 27 avril 1903, coll. Puaux-Bruneau.
[3] Emile Zola, La Fortune des Rougon, Gallimard, Pléïade, édition établie par Henri Mitterand, p. 179.
[4] Cahier I, f° 3-4.
[5] Op. cit., p. 178.
[6] Cahier I, f° 5.
[7] Op. cit., p. 178.
[8] Cahier I, f° 5.
[9] Op. cit., p. 178.
[10] Cahier I, f° 5.
[11] Cahier I, f° 9.
[12] Op. cit., p. 140.
[13] Cahier I, f° 14.
[14] Cahier I, f° 17.
[15] Cahier I, f° 20.
[16] Cahier II, f° 2.
[17] Cahier II, f° 4
[18] Cahier II, f° 4.
[19] Cahier II, f° 5.
[20] Cahier II, f° 7.
[21] Cahier II, f° 6.
[22] Cahier II, f° 7.
[23] Ibid.
[24] Cahier II, f° 7.
[25] Op. cit., p. 98.
[26] Cahier II, f° 10.
[27] Cahier II, f° 12.
[28] Alain Buisine, Les chambres noires du roman, dans les Cahiers Naturalistes, 1992 (66), p. 243-267.
[29] Cahier II, f° 18.
[30] Cahier II, f° 19.
[31] Cahier II, f° 20.
[32] Cahier III, f° 2.
[33] Cahier III, f° 4.
[34] Cahier III, f° 7.
[35] Cahier III, f° 8.
[36] Cahier III, f° 8.
[37] Cahier III, f° 11.
[38] Cahier III, f° 12.
[39] Cahier III, f° 12.
[40] Cahier III, f° 15.
[41] Cahier III, f° 15.
[42] Cahier III, f° 16.
[43] Cahier IV, f° 3.
[44] Cahier IV, f° 3.
[45] Cahier IV, f° 4.
[46] Cahier IV, f° 5.
[47] Cahier IV, f° 8.
[48] Cahier IV, f° 10.
[49] Cahier IV, f° 11.
[50] Cahier IV, f° 12.
[51] Op. cit., p. 300
[52] Cahier IV, f° 12.