La Provence d’Emile Zola
dans les opéras d’Alfred Bruneau
L’exposition Zola
d’Aix-en-Provence a été l’occasion de présenter au public le compositeur Alfred
Bruneau, largement méconnu de nos jours, mais qui a tenu une place capitale
dans la musique française à la fin du XIXème siècle et un rôle non moins
important auprès d’Emile Zola. Plutôt que de vous retracer méthodiquement les
aspects les plus importants de sa vie et de son œuvre, j’ai choisi d’évoquer,
au travers de ses opéras les moins connus, la ferveur qui l’unissait à Zola et
l’originalité de l’amitié née entre les deux hommes, au regard de l’histoire
littéraire et musicale.
« Ce serait une
grande affaire pour nous tous si un de nous conquérait les planches ».
Cette phrase, écrite par Emile Zola dans une lettre adressée à l’écrivain Léon
Hennique, au lendemain de la parution de l’Assommoir, trahit les
préoccupations du romancier pour le théâtre. C’est au travers de l’art
dramatique que Zola désire, plus que tout, exprimer ses théories naturalistes,
dans le constant souci de la vérité des décors, des costumes et du jeu des
comédiens. Déjà, à Aix-en- Provence, le jeune Zola assiste aux représentations
données par le théâtre de la ville et partage avec ses amis Baille et Cézanne
la passion pour l’art dramatique. Puis, alors qu’il arrive à Paris, une
première idée de pièce lui vient. Il écrit plusieurs pages de cette comédie
intitulée « Les laides », écrite en vers, avant d’abandonner ce
projet pour mieux le reprendre quelques années plus tard en utilisant la prose.
Sa pièce ne trouve pas de théâtre et l’écrivain est obligé d’abandonner l’idée
d’être joué dans un avenir proche. Loin de se décourager, le jeune écrivain
s’attelle immédiatement à l’écriture d’une nouvelle pièce, Madeleine, qui
devra attendre près d’un quart de siècle pour être représentée lors d’une
unique soirée à succès au Théâtre-Libre d’Antoine, le 2 mai 1889. Ce drame est,
malgré tout, repris par son auteur qui en fait un roman paru sous le titre de Madeleine
Férat. Zola trouve enfin le chemin du théâtre avec la pièce qu’il adapte de
son roman, Thérèse Raquin. Le drame est joué au théâtre de la
Renaissance neuf fois au cours de l’année 1873 avant d’être retiré de
l’affiche, n’ayant pas conquis le public espéré. Après cette tentative avortée,
Zola va encore écrire plusieurs pièces qui ne trouveront jamais le succès
espéré.
Cette
attirance pour le théâtre est assez commune chez les romanciers réalistes et
naturalistes. Les amis proches de Zola tels Flaubert, Goncourt et Daudet ont
consacré une partie non négligeable de leur temps au théâtre sans plus de
succès que leur jeune ami. A tel point qu’avec l’écrivain russe Ivan
Tourgueniev, ils fondèrent en 1874 le « Groupe des Cinq » ou celui
des « Auteurs sifflés », chacun pouvant se vanter d’avoir subi un
échec retentissant au théâtre. Pour trouver le succès théâtral, Zola doit
attendre de rencontrer le dramaturge William Busnach qui adapte l’Assommoir dont
la première, au théâtre de l’Ambigu, est un succès sans appel, tant le réalisme
des scènes était saisissant. La centième est atteinte le 29 avril de la même
année, suivie d’un bal à l’Elysée-Montmartre où l’on demanda aux invités de
venir costumés en ouvriers et en blanchisseuses ! Après cette réussite,
Busnach adapte d’autres romans : Nana, Pot-Bouille, Germinal et le Ventre
de Paris. Zola ne prenait pas part officiellement à l’adaptation théâtrale
de ses romans mais suivait de très près l’écriture des pièces ainsi que leur
mise en scène et le choix de la distribution des rôles. Pourtant, ces adaptations
ne correspondaient pas à l’idéal que Zola se faisait du théâtre naturaliste,
jugeant qu’elles faisaient trop de concessions aux désirs du public.
Une
nouvelle rencontre vient à nouveau conforter Zola dans l’idée d’une révolution
théâtrale qu’il appelle de ses vœux. Le 30 mars 1887, André Antoine fonde son
Théâtre-Libre et programme une pièce de Léon Hennique adaptée d’une nouvelle de
Zola, Jacques Damour, publiée en 1880. L’écrivain soutient cette
tentative d’un théâtre sans concession, libre de toutes les conventions
classiques et pour qui la critique se montre très favorable. Henry Céard, le
fidèle ami des Soirées de Médan, réalise également une adaptation d’une
nouvelle de l’écrivain, Tout pour l’honneur, représentée à la fin de
l’année 1887 au Théâtre-Libre qui devient ainsi le creuset du théâtre
naturaliste. Mais Zola lui-même ne s’essaie plus à l’écriture dramatique,
complètement absorbé par sa série de romans qu’il souhaite, plus que tout,
achever. Sa rencontre, le 25 mars 1888, avec un jeune compositeur français va
lui ouvrir de nouvelles perspectives …
Alfred
Bruneau est alors âgé de 31 ans. Après de brillantes études de violoncelle au
Conservatoire de Paris, il intègre la classe de composition d’Augustin Savart
puis celle de Jules Massenet. Il obtient un Premier second grand prix de Rome
en 1881 avec sa cantate Geneviève. Sa rencontre avec Massenet fut
décisive. Le jeune homme se lie rapidement d’amitié avec le compositeur déjà
célèbre. C’est à ses côtés que naît chez Bruneau la passion du théâtre lyrique,
genre auquel il va se consacrer pratiquement exclusivement jusqu’à la fin de sa
vie. Son premier opéra, Kérim, est joué au Théâtre du Château d’Eau le 9
juin 1887. La soirée est un échec car le livret d’Henri Lavedan ne tient pas
toutes ses promesses, les musiciens recrutés sont médiocres et les directeurs
du théâtre n’ont mis que très peu de moyens dans cette nouvelle production. A
cela s’ajoute le récent incendie de l’Opéra-Comique, auquel Bruneau échappa de
justesse, et qui vide les théâtres parisiens. Dans une situation pécuniaire
difficile, le jeune compositeur doit rapidement trouver une nouvelle idée
d’opéra. Il n’a alors qu’un désir : adapter le roman d’Emile Zola, la Faute
de l’abbé Mouret. Pourquoi ce livre plutôt qu’un autre ? Bruneau avoue
lui-même que ce livre exerçait sur lui une « fascination
invincible ». Il retrouve dans ces pages des souvenirs émouvants de son
enfance à Ville d’Avray, lorsqu’il était libre de vagabonder dans l’immense
parc qui entourait la maison de ses parents, au milieu des poules, des lapins
et des oiseaux. C’est dans un véritable Paradou que Bruneau a vécu ses plus
belles années. Au-delà de l’anecdote, Bruneau recherchait également un sujet de
pièce qui réunirait à la fois la poésie de la forme et le réalisme de l’action.
Or, la Faute de l’abbé Mouret semblait réunir ces deux qualités, dans la
narration de ce prêtre qui oublie un temps son sacerdoce pour découvrir les
joies simples de la vie au contact de la nature et de la jeune Albine.
C’est
Frantz Jourdain, l’architecte bien connu de nombreux théâtres parisiens et ami
de Zola, qui présente Alfred Bruneau à l’écrivain. La rencontre entre les deux
hommes est chaleureuse et Zola est immédiatement séduit par la forte
personnalité du musicien. Malheureusement, il ne peut lui donner le droit
d’adapter son roman pour la bonne et simple raison que les droits ont déjà été
cédés à … Massenet, le propre professeur et ami de Bruneau. Ce dernier est
effroyablement déçu de ne pouvoir mener son projet à terme. Ses démarches
auprès de Massenet afin de récupérer ces droits restent infructueuses. Zola
s’émeut de l’immense déception de Bruneau et lui propose alors d’adapter le
roman dont il achève l’écriture : le Rêve. C’est le début d’une
collaboration fructueuse et d’une amitié indéfectible entre les deux hommes,
qui durera jusqu’à la disparition du romancier. C’est Louis Gallet, librettiste
de Massenet et de Bizet, qui est chargé d’écrire le livret du Rêve puis
de l’Attaque du Moulin. Zola suit de très près ces adaptations et se
prend rapidement de passion pour l’opéra, genre qu’il avait dédaigné jusque-là.
A tel point qu’il émet le vœu d’écrire lui-même des livrets pour Bruneau, ce
qu’il fait avec Lazare, Messidor, l’Ouragan et l’Enfant-Roi, tous
opéras qui rythment quinze ans de théâtre lyrique à Paris et qui révolutionnent
le genre par leurs intrigues contemporaines (au contraire des opéras
traditionnels qui avaient pour sujet des scènes mythologiques ou historiques),
les costumes modernes ou l’introduction de la prose dans le livret qui,
jusque-là, était exclusivement écrit en vers. Modernité également dans la
musique de Bruneau qui n’hésite pas à utiliser des harmonies audacieuses et à
utiliser les motifs conducteurs, d’inspiration wagnérienne, qui révolutionnent
les formes très classiques de l’opéra.
Pour
Zola, c’est enfin la chance d’amener le naturalisme au théâtre et de connaître
le succès. Car le Rêve et l’Attaque du Moulin sont joués des
dizaines de fois à Paris et sont repris dans tous les grands théâtres de province
et de l’étranger. De Covent-Garden au théâtre de la Monnaie de Bruxelles,
jusqu’à Hambourg et Saint-Pétersbourg, on ne parle plus que des opéras
naturaliste de Bruneau et Zola, salués entre autres par Gustav Mahler et
Richard Strauss. Même Verdi a l’occasion d’exprimer à Bruneau toute son
admiration pour son jeune talent et son audace à révolutionner les formes
classiques d’un genre tellement conservateur.
La mort d’Emile Zola fut, pour le compositeur Alfred Bruneau, un véritable déchirement. En mars 1903, Bruneau écrit à son épouse ces quelques mots désespérés qui montrent à quel point Zola était, pour le compositeur du Rêve, plus qu’un collaborateur mais bien un maître à penser, un grand frère protecteur :
Je ne sais plus me conduire dans la vie. Je suis un
être fini, démoli, définitivement à terre[1].
Bruneau entre donc dans une période de deuil qu’il mettra à profit en
écrivant la musique de Lazare dont Zola avait écrit le poème en décembre
1893 et en achevant l’Enfant-Roi qui sera créé à l’Opéra-Comique en
1905. Puis, il lui faut se résigner à poursuivre sa carrière de compositeur
sans la bienveillante aide de Zola, sans pour autant manquer à sa mémoire.
Bruneau choisit alors les sujets de ses opéras d’après l’œuvre de son
ami : Naïs Micoulin, La Faute de l’abbé Mouret et les Quatre
Journées. Dans ces opéras, Bruneau réalise le vœu de Zola : un
compositeur doit écrire ses propres livrets. Il se révèle alors un habile
librettiste. Il faut pourtant ajouter à cette bibliographie générale des compositions
de Bruneau un texte inédit, Miette et Silvère, inspiré de la Fortune
des Rougon, premier volume du cycle des Rougon-Macquart et retrouvé
récemment dans les fabuleuses archives de la famille Bruneau. Ces opéras
possèdent un point commun : ils se déroulent tous en Provence, dans cette
Provence que Zola a connue dans sa jeunesse et dont il a toujours gardé un
ardent souvenir.
Après
cette période de dépression qui lui fait, un temps, envisager de mettre un
terme définitif à sa carrière de compositeur, encouragé par son épouse qui le
pousse à se remettre au travail, Alfred Bruneau envisage donc de nouveaux
projets. Tout d’abord, il réalise son premier vœu, celui de mettre en musique
la Faute de l’abbé Mouret, avec l’autorisation de Madame Zola qui a demandé
à Massenet de concéder ses droits légitimes sur cette œuvre. Ce n’est
pas un drame lyrique habituel qu’il écrit mais bien une pièce de théâtre avec
musique, en quatre actes et quatorze tableaux. Les acteurs ne seront donc pas
des chanteurs et seront soutenus par une musique de scène dont la fonction
principale sera de souligner le caractère des personnages, l’évolution de leurs
sentiments, l’environnement dans lequel ils évoluent. Bref, faire ce que Bizet
avait fait pour l’Arlésienne et Grieg pour Peer Gynt. Le texte de la pièce, exposé ici, est
travaillé et repris de nombreuses fois durant l’année 1904 et suit fidèlement
la trame du roman. Son travail d’adaptation est facilité par le fait que le
roman compte peu de personnages au regard d’autres romans de Zola beaucoup plus
difficiles à adapter à la scène tant les personnages et les intrigues
foisonnent. La difficulté réside dans la manière de rendre sur scène les
analyses psychologiques que Zola réalise pour ses personnages, et notamment le
culte absolu de Serge Mouret pour la Vierge Marie. Bruneau va donc utiliser les
traditionnels motifs conducteurs pour exprimer musicalement tout ce que le
texte ne peut révéler. Ainsi, il met en place divers motifs, tels que ceux de
l’Eglise, de la Nature, de l’Amour, de la Méchanceté ou du Paradou, qui vont
évoluer au gré de l’action et de l’évolution des sentiments des personnages. La
constitution de ces motifs nous en dit beaucoup sur la lecture que Bruneau
propose du roman de Zola. Ainsi, la Nature est considérée dans sa toute
puissance par un thème grave des trombones et du tuba. Ce motif lent et pesant
affirme que les lois de la nature sont éternelles et qu’on ne les enfreint pas
impunément.
La mise en scène de
cette pièce, confiée à André Antoine, révèle à quel point les deux amis de
Zola, unis un temps dans la réalisation d’une même œuvre qui rendra hommage à
l’ami disparu, souhaitent rester fidèle à son esprit. Voilà ce qu’écrit Bruneau
lorsqu’il assiste à la première répétition de la Faute de l’abbé Mouret au
théâtre de l’Odéon, en août 1906 :
Je
suis allé hier soir, vers neuf heures, à l’Odéon, croyant causer seulement avec
Antoine. J’ai eu la surprise de tomber en pleine répétition de l’abbé
Mouret. On était vers le milieu du 1er acte. J’ai trouvé tout le
monde ravi et vraiment délicieux pour moi. Chacun a lu son rôle, en le jouant
déjà un peu, jusqu’à la fin du second acte, puis on s’est séparé à 11 heures,
en se donnant rendez-vous pour le lendemain, à midi. Sans doute m’est-il bien
difficile d’avoir une impression sur la valeur des artistes dont je ne
connaissais aucun. Cependant Sylvie m’apparaît déjà comme hors de pair. C’est
Albine elle-même, telle que Zola l’a décrite : c’est Eve enfant, de taille
assez petite, de figure mobile et extraordinairement expressive. Elle dit le
texte du second acte comme une musique modulante et subtile. C’est très
curieux. Aura-t-elle la violence tragique qu’il faut pour le troisième
acte ? Je ne puis naturellement le dire. Nous verrons bien. Cuppellani a
tout à fait le type de Serge. Il est extrêmement jeune, mince, et il a une
jolie voix. Il n’essaie pas encore de dessiner son personnage et je n’ai pas
idée de ce qu’il sera. Perrin fera, je crois, un Archangias épatant. Il a une
allure de paysan, de brute, une force musculaire, une rudesse d’organe, qui
conviennent admirablement au rôle. Et la Teuse, Désirée, le docteur Pascal
seront aussi, je pense, très bien représentés[2].
Aux côtés d’André
Antoine, Bruneau avoue prendre de véritables leçons de théâtre tant son génie de
la conduite des acteurs se révèle à chaque instant. Leur souci est de réaliser
une mise en scène très réaliste et arriver progressivement à substituer la
musique à la parole pour arriver au dénouement final qui n’est plus que gestes.
Bruneau choisit également de finir la pièce sur la mort d’Albine au milieu des
fleurs et de ne pas montrer la scène du cimetière, ceci afin de ne pas choquer
la susceptibilité du public et d’assurer
à tout prix le succès de la pièce. Antoine se montre satisfait de cette
nouvelle œuvre, assurant à tous qu’il a trouvé là son Arlésienne et ne
se privant jamais d’exprimer sa joie avec son franc parler habituel :
Nom
de Dieu, ça colle, ça colle. Je craignais le premier acte et je suis rassuré.
Il est fameux et vivant. Ah ! nom de Dieu, ça va leur en boucher un coin à
ceux qui m’emmerdent tout le temps en me disant qu’on ne pouvait pas tirer une
pièce de l’abbé Mouret. Une pièce, une pièce !.. Je n’ai pas besoin
que ce soit une pièce comme ils l’entendant, si ça m’amuse et si ça m’émeut.
Certainement, y
avait-t-il encore trop d’audace dans le sujet de la pièce et dans la forme qui
lui a été donnée car le public ne fut pas au rendez-vous. Mais Bruneau avait
réalisé son rêve dans l’esprit de son ami disparu.
Dans le même temps,
Bruneau écrit un nouveau drame lyrique dont il puise l’inspiration et le sujet dans l’œuvre de Zola. C’est Naïs
Micoulin qu’il décide d’adapter pour la scène lyrique, en conservant les
formes classiques du genre qu’il avait lui-même établies dans ses précédentes
œuvres. Il s’attache tout particulièrement à garder l’esprit dans lequel Zola
avait écrit cette nouvelle, suivant fidèlement le cours de celle-ci. La
Provence de Zola y est d’ailleurs présente à plus d’un titre. Tout d’abord,
c’est au théâtre de Monte-Carlo que le drame sera créé sous le bienveillant
patronage du Prince Albert Ier de Monaco, véritable mécène qui commande cette
œuvre à Bruneau, en souvenir de la fervente amitié qui l’unissait à l’écrivain,
notamment au cours de l’affaire Dreyfus, le Prince s’étant vivement rangé dans
le camp des défenseurs d’Alfred Dreyfus. Ainsi, les différents séjours que
Bruneau réalisera afin de créer cette œuvre seront pour lui l’occasion de
découvrir cette Provence qu’il ne connaissait que très peu et dont Zola n’avait
pas manqué de lui parler. Il parcoure toute la région en compagnie de son
épouse et de sa fille, Suzanne, allant jusqu’à rendre visite au peintre Auguste
Renoir, retiré dans son Domaine des Collettes, à Cagnes-sur-mer. La famille
Bruneau envisage même d’acheter une propriété grâce à la rémunération offerte
par le Prince en échange de cet opéra.
Bruneau suit également
avec attention la réalisation des décors et n’hésite pas à renvoyer de très
nombreuses fois les esquisses au décorateur qui, pour mieux comprendre les
désirs du compositeur en la matière, se rend à l’Estaque afin de croquer le
paysage que Zola devait avoir devant les yeux quand, en 1877, il écrivit cette
nouvelle. Bref, dans cet opéra, Bruneau reprend avec une fidélité absolue la
vision que Zola avait de la Provence, à la fois belle et tragique, pleine de
générosité mais où la vie est âpre et difficile. L’exigence du compositeur
lorsqu’il crée ses opéras est un aspect peu connu de son caractère. En effet,
s’il se dégage de Bruneau une immense bonté, une sagesse à toute épreuve, il
n’en reste pas moins qu’il avait un caractère fort et affirmé, n’hésitant
jamais dans ses lettres ou ses critiques musicales à employer des termes
violents. J’en veux pour preuve cette lettre qu’il écrit à son épouse en mars
1895 après la création de l’Attaque du Moulin à l’Opéra de Lyon, dirigé
alors par Campocasso :
Hier
nous avons eu la répétition générale devant une salle bondée de bas
boutiquiers, de cuisiniers, de cochers, de laveurs de vaisselle, de marchands de
peu de lapin, d’employés de la préfecture et de la mairie, de conseillers
municipaux et de critiques. Tu ne voudrais pas que ces personnes aient compris
un mot ou une note à mon drame, je pense ; et il en a été ainsi. La pièce
s’est traînée péniblement dans la stupéfaction générale jusqu’au quatrième acte
où toutes les filles de cuisine, les récureuses de chaudron, les gardiennes de
chalets de nécessité se sont mises à sangloter au point de couvrir complètement
la voix des artistes qui, pourtant, poussaient des cris à démolir le théâtre.
Alors, pendant dix minutes on a rappelé l’auteur qui n’a point consenti à
paraître et qui a simplement dit au bon Campocasso qu’il ne saluait pas les
gens qui lui vidaient son pot de chambre à l’hôtel.
Enfin, il faudrait s’arrêter
quelques instants sur un projet d’opéra que Bruneau ne concrétisa jamais mais
dont il écrivit entièrement le livret, exposé cette année à Aix-en-Provence. Il
s’agit de Miette et Silvère, inspiré du premier volume des Rougon-Macquart,
La Fortune des Rougon.
Dans une lettre d’avril 1903, Madame Zola donne à Bruneau l’autorisation d’adapter le premier roman de la série des Rougon-Macquart, considérant l’étroite intimité qui unissait le compositeur à son cher disparu :
Mon bien cher
ami,
Je veux vous confirmer par cette lettre
l’autorisation que je vous ai donnée de vive voix, de faire avec La
Fortune des Rougon telle œuvre musicale qu’il vous plaira.
[…] Je pense que vous êtes le seul, par votre
adoration sans bornes, par l’étroite union de vos âmes en art, qui puissiez,
ainsi que pour les œuvres précédentes associer votre art musical à la
littérature de mon cher mari, si bien que l’on pourrait croire qu’il n’y a
qu’un seul auteur tant vos pensées et vos natures vibraient de même[3].
Mais ce n’est qu’en 1908 que Bruneau envisage d’écrire un
livret d’après ce roman. Le manuscrit porte la date finale du 23 février 1908.
Il est constitué de quatre cahiers contenant chacun un acte d’une vingtaine de
feuillets, écrits sur un seul côté. La page de titre annonce un « drame
lyrique » comme le Rêve, l’Attaque du Moulin ou Messidor.
Bruneau avait déjà exprimé le désir de faire une œuvre plus légère que les
précédentes, mais ce ne sera pas le cas pour ce nouveau projet. Vient ensuite
la liste des personnages. Du roman de Zola, Bruneau garde Miette, Silvère,
Tante Dide et Rengade, le gendarme. Il laisse de côté les protagonistes des
intrigues politiques du roman : Pierre et Félicité Rougon, Antoine
Macquart et les notables de Plassans. Ce n’est pas le destin des Rougon qui
intéresse Bruneau mais bien ce que l’on a appelé l’idylle de Miette et Silvère.
Seule, la tante Dide donnera une filiation et une hérédité au jeune couple.
Bruneau est obligé de
resserrer le temps de l’action. Alors que, dans le roman, Miette et Silvère
apprennent à se connaître tout au long de l’été, dans le livret, Bruneau
inscrit la rencontre, la découverte du puits, l’ouverture de la porte et
l’apparition de tante Dide dans une seule et même journée de juin. Ayant
également peu de personnages à sa disposition, le librettiste leur prête une
connaissance de l’autre beaucoup plus étendue. Dans le roman, Silvère apprend
peu à peu, grâce aux ouvriers, qui est Miette, son surnom de Chantegreil, son
père envoyé au bagne pour avoir tué un gendarme. Ici, Silvère sait
immédiatement à qui il s’adresse. Ce qui n’empêche pas Miette d’être méfiante,
d’avoir peur d’être, à nouveau, insultée.
Une fois les deux
jeunes gens devenus amis, Bruneau introduit le personnage de Rengade dans les
paroles de Miette. C’est là la grande innovation du compositeur. Il va faire de
ce gendarme un personnage central. Ici, Rengade est un gendarme chassé par ses
chefs et qui a disparu avant de revenir à Plassans, chargé des basses besognes
d’espionnage. Il menace alors constamment Miette et désire venger le gendarme
que son père a tué jadis. A ce titre, il remplace les persécutions dont Miette
est victime par l’intermédiaire de son oncle et de son cousin, Rébufat et
Justin. Nous verrons alors Rengade prendre une part de plus en plus importante
dans le livret, loin du rôle secondaire
qu’il joue dans le roman de Zola.
Bruneau respecte également les caractères des personnages de Zola. Silvère est exalté lorsqu’il s’agit de parler de révolution mais très tendre et respectueux à l’encontre de sa tante Dide. Miette exprime beaucoup de sagesse mais également de détermination. C’est elle qui prend les décisions importantes comme l’ouverture de la porte, depuis si longtemps condamnée.
La scène du puits, dans lequel les deux amis se regardent et se parlent est fidèle au roman de Zola. Les jeux, les taquineries de Miette touchent énormément Silvère. L’habileté de Bruneau est de palier l’absence de narrateur sans pour autant affaiblir la caractérisation des personnages. Silvère est profondément troublé par la disparition du visage de Miette, au fond du puits. Sa sensibilité affleure dans cette réplique :
Oui, tu m’apparais de nouveau et tu renais. Mais,
quand ton sourire s’est effacé, cela m’a donné un coup au cœur. Il m’a semblé
que tu venais de mourir. Ne recommence pas, je t’en supplie[4].
Silvère craint la mort, car il la sent autour de
lui. La mort sera constamment présente tout au long du drame lyrique. C’est ici
sa première apparition avec les joies de la renaissance, du retour à la vie.
Mais cela ne sera pas toujours le cas …
Bruneau semble n’avoir
pas osé, ou réussi, à introduire un personnage secondaire qui aurait fait
office de commentateur de l’action, de chœur antique, comme il le fit dans L’Attaque
du Moulin en créant le personnage de Marcelline, absent de la nouvelle
initiale, et qui permettait au librettiste de reprendre les commentaires d’un
éventuel narrateur.
La force politique du
livret, déjà atténuée par le désir amoureux de Rengade, est également tempérée
par Bruneau qui supprime dans tout le texte les répliques trop virulentes
contre les gendarmes : « Dire que l’on a condamné mon père pour avoir
débarrassé d’un de tes pareils[5] ! »,
« Il est permis à un gendarme de tirer sur nous, mais il ne nous est pas
permis de tirer sur un gendarme. ». Cette dernière phrase est ainsi
reprise avec des termes plus généraux, moins polémiques : « Il ne
nous est pas permis de tirer sur ceux qui tirent sur nous[6]. »
Le livret imaginé par
Bruneau est donc centré sur l’idylle de Miette et Silvère. Bruneau fait de leur
amour l’instrument du soulèvement révolutionnaire. En magnifiant le personnage
de Silvère, il se débarrasse des nuances du roman qu’il n’aurait pu exposer sur
une scène lyrique. Le personnage de Rengade permet d’introduire une intrigue
secondaire pleine de rebondissements. Enfin, Tante Dide encadre le drame en
reprenant, en contrepoint, les idéaux de justice de Silvère. Son action finale
libératrice permet d’entrevoir un avenir plus radieux. Dernière note optimiste
d’un compositeur meurtri par la vie, rongé par le pessimisme mais qui garde
toujours, en lui, l’espoir d’un lendemain meilleur.
Pourquoi ne pas avoir
mis ce livret en musique ? Sans doute, Bruneau voyait les limites de cette
nouvelle pièce : les auto-analyses des protagonistes font basculer le
drame dans le burlesque. Peut-être, également, la confrontation entre les
gendarmes oppresseurs et le peuple avide de liberté était-il trop subversif à
une époque où les soulèvements dans les provinces, en 1907, sont encore dans
toutes les mémoires. Toujours est-il que ce texte, resté inédit à ce jour, est
une admirable relecture de l’œuvre de Zola, qui met en lumière l’essence même
de ce roman. Car, plus que le roman des
origines des Rougon-Macquart, Bruneau avait bien vu que La Fortune
des Rougon était aussi le roman de Miette et Silvère.
Dans ce rapide portrait
d’Alfred Bruneau, j’ai voulu mettre en valeur la place que le compositeur a
tenue dans la vie d’Emile Zola. Il y aurait bien d’autres choses à dire mais,
puisqu’il faut mettre un terme à cette communication, je vais simplement vous
lire une lettre qu’Alfred Bruneau écrit à Fernand Desmoulin et qui montre avec
quelle émotion il garde dans son cœur l’esprit de celui qu’il appelle désormais
son « cher disparu » :
Nous
sommes allés hier au Panthéon déposer sur notre chère tombe des fleurs que nous
avions apportées du Paradou. Il nous semblait que tu étais avec nous et nous
t’avons associé à nos sentiments. J’ai revécu, là, en un instant, les six
dernières années, la nuit émouvante et la journée tragique du 4 juin. Tout de
même, nous ne sommes pas aussi complètement vaincus que tu le dis. Zola repose
dans sa gloire. Les gens qui défilent devant lui par milliers jettent à travers
la grille fermée, en passant, des brins de feuillages, des petites marguerites
que le concierge, chaque soir, ramasse et met sur le tombeau. Pas un mot
irrespectueux n’a été proféré là depuis trois mois. Nous avons assisté à la
descente des visiteurs dans les caveaux. Quand le gardien, après avoir nommé,
au milieu de l’indifférence complète de ceux qui le suivent, Lazare Carnot,
Sadi Carnot, La-Tour-d’Auvergne, Baudin, Victor Hugo, crie : « Ici
est la sépulture d’Emile Zola, la foule fait : « Oh ! » et
se précipite pour regarder la pierre. Au loin ,déjà, on entend les voix qui
évoquent le souvenir de M. et Mme Berthelot. Personne ne bouge de l’endroit où
est Zola, ne s’arrache à sa contemplation. Cela m’a remué le cœur.
[1] Lettre d’Alfred Bruneau à Philippine Bruneau, 13 mars 1903, coll. Puaux-Bruneau.
[2] Alfred Bruneau à Philippine, lettre du mardi matin [août 1906], Paris.
[3] Lettre d’Alexandrine Zola à Alfred Bruneau, 27 avril 1903, coll. Puaux-Bruneau.
[4] Cahier I, f° 9.
[5] Cahier II, f° 5.
[6] Cahier II, f° 7.