D’Emile Zola à Alfred Bruneau

Transpositions et permanence du naturalisme

 

 

         « Ce serait une grande affaire pour nous tous si un de nous conquérait les planches ». Cette phrase, écrite par Emile Zola dans une lettre adressée à l’écrivain Léon Hennique, au lendemain de la parution de l’Assommoir, trahit les préoccupations du romancier pour le théâtre. C’est au travers de l’art dramatique que Zola désire, autant que par l’intermédiaire du roman, exprimer ses théories naturalistes, dans le constant souci de la vérité des décors, des costumes et du jeu des comédiens. Déjà, à Aix-en- Provence, le jeune Zola assiste aux représentations données par le théâtre de la ville et partage avec ses amis Baille et Cézanne la passion pour l’art dramatique. Puis, alors qu’il arrive à Paris, une première idée de pièce lui vient. Il écrit plusieurs pages de cette comédie intitulée « Les laides », écrite en vers, avant d’abandonner ce projet pour mieux le reprendre quelques années plus tard en utilisant la prose. Sa pièce ne trouve pas de théâtre et l’écrivain est obligé d’abandonner l’idée d’être joué dans un avenir proche. Loin de se décourager, le jeune écrivain s’attelle immédiatement à l’écriture d’une nouvelle pièce, Madeleine, qui devra attendre près d’un quart de siècle pour être représentée lors d’une unique soirée à succès au Théâtre-Libre d’Antoine, le 2 mai 1889. L’argument  est, malgré tout, repris par son auteur qui en fait un roman paru sous le titre de Madeleine Férat. Zola trouve enfin le chemin du théâtre avec la pièce qu’il adapte de son roman, Thérèse Raquin. Le drame est joué au théâtre de la Renaissance neuf fois au cours de l’année 1873 avant d’être retiré de l’affiche, n’ayant pas conquis le public espéré. Après cette tentative avortée, Zola va encore écrire plusieurs pièces qui ne trouveront jamais le succès espéré.

            Cette attirance pour le théâtre est assez commune chez les romanciers réalistes et naturalistes. Les amis proches de Zola tels Flaubert, Goncourt et Daudet ont consacré une partie non négligeable de leur temps au théâtre sans plus de succès que leur jeune ami. A tel point qu’avec l’écrivain russe Ivan Tourgueniev, ils fondèrent en 1874 le « Groupe des Cinq » ou celui des « Auteurs sifflés », chacun pouvant se vanter d’avoir subi un échec retentissant au théâtre. Pour trouver le succès théâtral, Zola doit attendre de rencontrer le dramaturge William Busnach qui adapte l’Assommoir dont la première, au théâtre de l’Ambigu, est un succès sans appel, tant le réalisme des scènes était saisissant. Après cette réussite, Busnach adapte d’autres romans : Nana, Pot-Bouille, Germinal et le Ventre de Paris. Zola ne prenait pas part officiellement à l’adaptation théâtrale de ses romans mais suivait de très près l’écriture des pièces ainsi que leur mise en scène et le choix de la distribution des rôles. Pourtant, ces adaptations ne correspondaient pas à l’idéal que Zola se faisait du théâtre naturaliste, jugeant qu’elles faisaient trop de concessions aux désirs du public. La création calamiteuse de Germinal, en 1888, au théâtre du Châtelet, vient lui donner raison.

            Une nouvelle rencontre va à nouveau conforter Zola dans l’idée d’une révolution théâtrale qu’il appelle de ses vœux. Le 30 mars 1887, André Antoine fonde son Théâtre-Libre et programme une pièce de Léon Hennique adaptée d’une nouvelle de Zola, Jacques Damour, publiée en 1880. L’écrivain soutient cette tentative d’un théâtre sans concession, libre de toutes les conventions classiques et pour qui la critique se montre très favorable. Henry Céard, le fidèle ami des Soirées de Médan, réalise également une adaptation d’une nouvelle de l’écrivain, Tout pour l’honneur, représentée à la fin de l’année 1887 au Théâtre-Libre qui devient ainsi le creuset du théâtre naturaliste. Mais Zola lui-même ne s’essaie plus à l’écriture dramatique, complètement absorbé par sa série de romans qu’il souhaite, plus que tout, achever. Sa rencontre, le 25 mars 1888, avec un jeune compositeur français va lui ouvrir de nouvelles perspectives …

           

Alfred Bruneau est un jeune compositeur encore assez peu connu lorsqu’il fait la connaissance d’Emile Zola. Elève de Massenet au Conservatoire de Paris, il obtient un second grand prix de Rome en 1881. De ces années passées sous la férule du célèbre compositeur, Bruneau hérite de lui la passion du théâtre et c’est uniquement à  ce type de composition qu’il souhaite se consacrer. Lorsqu’il frappe à la porte d’Emile Zola, il désire mettre en musique La Faute de l’abbé Mouret mais doit y renoncer car les droits ont déjà été cédés à Massenet, justement. Zola lui propose alors de mettre en musique le roman qu’il va bientôt achever : Le Rêve. Alfred Bruneau est ravi de pouvoir travailler à l’adaptation d’une œuvre de l’écrivain qu’il admire depuis son adolescence. Il est plus précisément attiré par les romans où la poésie et le lyrisme sont alliés à un réalisme puissant. Sur le plan de l’étude du naturalisme, ce choix n’est pas anodin car ce ne sont pas les œuvres les plus réalistes vers lesquelles Bruneau est attiré mais vers des textes où le mysticisme et le rêve ont une place très importante. S’ouvre alors une première période dans le naturalisme lyrique. C’est le temps des adaptations musicales d’œuvres existantes de Zola, dont Le Rêve et L’Attaque du moulin constituent le champ d’expérimentation. Une deuxième période verra l’émergence des livrets écrits par Emile Zola. Ces textes, relativement méconnus et trop souvent oubliés des études zoliennes, constituent un prolongement incontestable des Rougon-Macquart et annoncent déjà les Quatre Evangiles. Là, naturalisme et symbolisme se mêlent pour venir révolutionner le monde très conservateur de l’opéra classique. Enfin, une troisième période est immanquablement oubliée par les chercheurs qui s’intéressent à Alfred Bruneau, celle où le compositeur, après la mort d’Emile Zola, devient son propre librettiste et compose des opéras d’après l’œuvre de l’ami disparu. Le naturalisme musical, s’il est déjà déclinant après le Pelléas et Mélisande de Debussy, trouve là, peut-être, son apothéose avec la création de La Faute de l’abbé Mouret, au théâtre de l’Odéon,  mis en scène par André Antoine, chantre du naturalisme théâtral.

 

            La première période s’ouvre donc avec la création du Rêve le 19 juin 1891, à l’Opéra-Comique, sur un livret de Louis Gallet, alors célèbre librettiste de Massenet, Bizet et Saint-Saëns. Cette première œuvre musicale d’après un roman de Zola fonde, à grand renfort de publicité,  un naturalisme théâtral d’une nature toute nouvelle. Ce roman, écrit en réponse aux attaques du Manifeste des Cinq, est peut-être le moins naturaliste des Rougon-Macquart et c’est ce réalisme mêlé de mysticisme qui séduit Alfred Bruneau. Dans son adaptation, le librettiste va respecter l’intrigue principale et le milieu dans lequel il se déroule. C’est dans la musique de Bruneau que le sujet va subir une modification très importante. En effet, le musicien choisit de donner à l’évêque une place primordiale et de le mettre au cœur du drame. Il parvient à cela en ouvrant le drame sur une phrase mélodique constituée de cinq accords successifs qui illustreront, par la suite, la devise des Hautecœur : « Si Dieu veut, je veux. » Par l’utilisation de ce simple leitmotiv, très reconnaissable par l’auditeur, toute l’œuvre repose sur ces cinq piliers qui vont reparaître aux moments les plus importants et donner au drame un aspect mystique que le roman n’avait pas avec autant de force. Ce mysticisme est renforcé par la présence des chœurs féminins qui, en coulisse, personnifient les Saintes de la Légende Dorée guidant Angélique dans la réalisation de son rêve.

            Du roman au drame lyrique, le naturalisme semble donc s’affaiblir et perdre de son importance au profit d’une rêverie religieuse. Cette impression est renforcée par la suppression du dernier tableau, le mariage et la mort d’Angélique, après la première représentation à l’Opéra-Comique, Léon Carvalho, son directeur,  considérant qu’il était mal réglé. Le drame s’achève donc sur le miracle de la résurrection d’Angélique, transformant ainsi la pensée originelle du romancier pour aller dans le sens de ce que le public souhaitait voir. Heureusement, dans les futures reprises, ce tableau sera réintégré et l’on verra Angélique mourir sur scène dans les bras de Félicien. Dans cette première confrontation avec la scène lyrique, le naturalisme zolien gagne davantage avec la  mise en scène audacieuse de Carvalho. En effet, les costumes du Rêve sont achetés aux magasins du Louvre et c’est dans des habits contemporains que les artistes s’offrent au public, créant ainsi une proximité entre l’action dramatique et la vie quotidienne, ce qui n’était pas visible dans le roman qui, même s’il se déroule au XIXe siècle, n’a pas une datation très marquée et semble se dérouler dans un moyen-âge indéterminé. Le réalisme zolien est enfin au centre des préoccupations d’Alfred Bruneau lorsqu’il s’agit de trouver une chanteuse capable de jouer le rôle d’Angélique, c’est-à-dire de tenir une partition exigeante, à l’ambitus très large, mais également de correspondre physiquement au rôle d’une jeune fille. En effet, le naturalisme lyrique ne se relèverait pas si Angélique était incarnée par une artiste, certes talentueuse, mais au physique ingrat, comme cela se faisait si souvent à cette époque. Cette quête de l’artiste idéale est au cœur des inquiétudes de Zola qui s’en fait l’écho auprès de Bruneau : « Le seul point qui m’inquiète est l’embarras où vous êtes de trouver une Angélique, car ce manque d’interprète rêvée a arrêté parfois des ouvrages pendant des années[1]. » C’est en la personne de Mlle Simonnet qu’il trouveront la personnification idéale d’Angélique, rendant crédible la représentation de l’œuvre.

 

Le souci principal de Zola et Bruneau est donc de créer un théâtre lyrique naturaliste qui soit ancré dans les préoccupations quotidiennes des spectateurs et ce parti-pris prendra plus de force au fil des opéras qu’ils créeront ensemble.

            Avec L’Attaque du moulin, adapté de la nouvelle parue dans Les Soirées de Médan, le naturalisme zolien va poursuivre son élaboration, naviguant entre permanence et transpositions. Le scénario du drame lyrique est ici conçu par Emile Zola lui-même et Louis Gallet ne sera chargé que de mettre en vers ce que le romancier a lui-même conçu. Dans l’esprit de Zola, qui s’intéresse de plus en plus à cette forme de théâtre encore nouvelle pour lui, apparaît tout de suite un nouveau personnage qui n’existe pas dans le texte initial. Ce personnage, Zola le veut un peu en dehors de l’action afin d’être chargé de la commenter, à l’image d’un chœur antique. Ce personnage prend d’abord les traits d’un mendiant puis finit par être celui d’une femme, Marcelline, au service du père Merlier, et qui a elle-même élevée la fille du meunier, Françoise. Le naturalisme va ici trouver toute sa force par la seule création de ce personnage merveilleux et qui sera incarné par une jeune artiste, Marie Delna, qui deviendra l’égérie d’Alfred Bruneau et immortalisera ce rôle.

Marcelline va ainsi observer le drame qui se joue dans le moulin : l’attaque des prussiens, l’emprisonnement de Dominique, le meurtre du jeune soldat et  l’exécution du père Merlier. Elle met en valeur ce qui est sous-entendu dans les faits et gestes de chacun. Elle est le chœur antique qui commente l’action et en explique tous les enjeux implicites. C’est grâce à ce personnage que le scénario initial, purement factuel, prend toute sa dimension symbolique. Marcelline joue ce rôle jusqu’à la fin du drame et dénonce les horreurs de la guerre en prononçant ces ultimes mots : « Oh ! la guerre ! / Héroïque leçon et fléau de la terre[2] ! » Marcelline est donc la femme, la mère qui éprouve une haine profonde pour la guerre et en exprime toutes les horreurs. Quel que soit le camp dans lequel on se trouve, la guerre apporte inexorablement son lot de malheur et ce, quel que soit le conflit, quelle que soit l’époque à laquelle il se déroule. Universellement et intemporellement la guerre est ce que l’Homme a créé de plus horrible. D’où ce pamphlet anti-militariste que ce personnage chanteau premier acte, et immortalisé sous le titre de l’Air de la guerre, ou encore ce mouvement de  pitié lorsqu’elle observe un jeune soldat ennemi, unissant tous les soldats dans un même élan de compassion :

 

 Marcelline

 

                                Là ! debout sous le saule,

                Ce soldat ennemi ! Qu’il est fier, jeune et beau !

                                A sa robuste épaule,

                Son lourd fusil n’est qu’un léger roseau.

 

                Il ressemble à mon Jean ! Et, comme lui, sans doute,

                Il se bat bien et va, qui sait ? pauvre étranger,

-Sans larmes, je n’y puis songer,-

Loin des siens tomber mort, sur quelque route,

Dans quelque coin. Le triste sort, hélas[3] !

 

Le naturalisme zolien acquiert donc une ampleur nouvelle et s’accompagne d’une condamnation des horreurs de la guerre, de la misère des soldats, qu’ils soient français ou ennemis. Cette dénonciation est renforcée par une modification scénique qui aurait pu être fatale à l’œuvre. En effet, Léon Carvalho, durant les répétitions à l’Opéra-Comique, souhaite que le drame soit transposé au temps de la Révolution Française et qu’il ne se déroule plus explicitement pendant la guerre de 1870, ceci afin de ne pas choquer le public en montrant sur scène des uniformes allemands. Zola et Bruneau acceptent cette concession avec regret et, dans les futures reprises, notamment en France, le musicien aura beaucoup de mal à faire accepter par les autorités locales que son œuvre soit replacée dans son véritable contexte historique. Il multipliera les entrevues avec les préfets afin de faire plier à ses désirs les autorités politiques encore toutes puissantes dans les théâtres français. Pourtant, ce changement scénique démontre que le drame est transposable à tous les conflits, à tous les lieux géographiques, à tous les temps. C’est un opéra intemporel et universel que Zola et Bruneau ont créé et leur dénonciation d’un épisode de la guerre de 1870 est valable pour n’importe quel conflit. D’ailleurs, lorsque le théâtre de Giessen, en Allemagne, a repris cet ouvrage en 2001, les costumes et les décors nous replongeaient dans la France de 1939 sans que le texte soit modifié et sans anachronisme. L’Attaque du moulin est ainsi devenu le symbole d’une pensée anti-guerrière et a largement dépassé le cadre dévolu à la nouvelle.

 

Emile Zola, avec ces expériences lyriques qui ont rencontré un succès inespéré puisqu’elles ont conquis les théâtres français et européens, (Covent-Garden de Londres, Monnaie de Bruxelles, Hambourg, …) possède enfin les clefs d’un théâtre naturaliste, certes musical, mais dont il peut, s’il le souhaite, concevoir lui-même les modalités d’application. C’est pourquoi il entreprend d’écrire lui-même des livrets d’opéra pour Alfred Bruneau. Il importe que les deux hommes, devenus très proches et semblables d’esprit, travaillent de concert, sans  l’intermédiaire d’un librettiste avec qui ils ne pouvaient plus s’entendre.

Nous laisserons de côté le livret de Lazare qui est la première manifestation d’écriture d’un livret chez Zola mais qui ne sera créé que bien longtemps après sa mort et celle d’Alfred Bruneau (la création publique de Lazare sera donnée en 1986 à Washington lors du colloque « Zola et les arts »). C’est Messidor qui nous intéresse ici, représenté au Palais-Garnier en février 1897. Ce drame est à la confluence des Rougon-Macquart et des Quatre Evangiles dans le déroulement même de la narration. L’argument en est simple. Dans les Pyrénées  ariégeoises, les paysans ne peuvent subsister sur une terre devenue aride à cause de Gaspard, propriétaire d’une usine qui capte l’eau des rivières pour en récolter l’or. Les paysans vont donc finir par se révolter et l’usine de Gaspard   disparaîtra dans une avalanche de pierre, rendant la prospérité à la vallée. Ici, le naturalisme réside dans le conflit social qui oppose les paysans à Gaspard. Zola prolonge la réflexion initiée avec Germinal et lui donne une conclusion. En effet, dans le roman, la grève n’a rien changé, à court terme,  à la vie des mineur. Tandis que, dans Messidor, la révolte aboutit à ce que chacun partage les richesses locales, le puissant redevant l’égal du plus modeste.

A cette réflexion sur les inégalités sociales et sur le pouvoir des puissants, Zola ajoute une observation minutieuse des habitudes de vie des habitants de la vallée de Bethmale qu’il a visitée lors de son voyage à Lourdes. Comme pour ses romans, il se documente et écrit en fonction des notes qu’il a rapportées et des observations qu’il a pu réaliser. Les costumes du drame sont ainsi réalisés en partie d’après des cartes-postales représentant les paysans ariégeois[4]. 

Pourtant, ce réalisme est largement teinté de symbolisme et de mysticisme. L’or représente la soif du pouvoir, l’élément par lequel arrive le crime et la folie. Comme l’écrit Zola c’est l’or « qui donne la puissance, l’or qui enfièvre l’amour, l’or de charité, l’or de beauté aussi[5]. » La cathédrale d’or qui constitue un tableau entier du drame et imaginé sous forme de ballet mêle cette symbolique de l’or à un mysticisme naïf, censé représenter les anciennes croyances religieuses répandues dans les campagnes. La morale de Messidor rapporte surtout que la quête de l’âge d’or n’est pas impossible et cette réflexion sur la conquête d’un âge nouveau, où le bonheur de chacun serait possible, sera encore plus marquée dans un autre livret, jamais mis en musique par Alfred Bruneau, Violaine la Chevelue.

Comment alors différencier le naturalisme lyrique de Messidor de l’Or du Rhin de Wagner, deux ouvrages  dont les arguments sont très proches. Zola répond très clairement, au lendemain de la création du drame, à ceux qui furent choqués par le réalisme de l’œuvre, par l’utilisation de la prose et par la modernité du sujet :

 

J’ai horreur de ce mysticisme wagnérien. Dites-le, soyez franc, vous ne voulez pas de moi dans le temple de Parsifal, et vous avez raison. Car je suis pour l’amour qui enfante, pour la mère et non pour la vierge ; car je ne crois qu’à la santé, qu’à la vie et qu’à la joie ; car je n’ai mis mon espérance que dans notre travail humain, dans l’antique effort des peuples qui labourent la bonne terre et qui en tireront les futures moissons du bonheur ; car tout mon sang de Latin se révolte contre ces brumes perverses du Nord et ne veut que des héros humains de lumière et de vérité[6].

 

Ainsi sont jetées les bases du naturalisme lyrique qui donnera encore L’Ouragan en 1901 et L’Enfant Roi en 1905. Cet opéra d’un genre nouveau aurait pu avoir une diffusion plus large encore si l’affaire Dreyfus n’était pas venue interrompre ce mouvement novateur de la musique française. Après le 13 janvier 1898 il sera plus difficile à Alfred Bruneau de faire jouer ses opéras dans des conditions normales, même s’il gardera toujours une place importante au premier rang des musiciens français.

 

Après la mort de Zola, Alfred Bruneau s’enferme dans une profonde crise de désespoir, envisageant même d’arrêter la musique car se sentant incapable de travailler sans la présence bienveillante de son ami. Puis, il retrouve foi en la vie et en le travail, écrit la partition de Lazare puis envisage d’autres opéras d’après l’œuvre d’Emile Zola. Le musicien écrit alors ses propres livrets d’après La Fortune des Rougon[7] ou La Fête à Coqueville, qui ne seront jamais mis en musique. Il envisage même un opéra d’après Une page d’amour, commande d’une actrice américaine, fascinée par les divers tableaux de Paris. Ensuite, il conçoit un drame à partir de Naïs Micoulin, sur commande du prince Albert Ier de Monaco ainsi qu’une pièce avec musique de scène d’après La Faute de l’abbé Mouret, réalisant là son premier vœu. Enfin, en 1916, l’Opéra-Comique joue son dernier opéra d’après un texte de Zola, Les Quatre Journées, tiré de la nouvelle Les Quatre Journées de Jean Gourdon. Dans cette période où Bruneau voue à Zola une entière fidélité, c’est la création de La Faute de l’abbé Mouret qui retiendra notre attention.

En effet, cette pièce avec musique de scène, qui n’est donc pas un opéra à proprement parler, est mise en scène par André Antoine au théâtre de l’Odéon. Et là, le naturalisme lyrique est poussé jusqu’à son extrême. Les acteurs choisis semblent parfaitement correspondre aux personnages imaginés par Zola. Le rôle d’Albine est tenu par Sylvie, alors toute jeune actrice, et que l’on retrouvera dans le Thérèse Raquin de Marcel Carné, film réalisé en  1953 (Sylvie tient alors le rôle de la vieille Madame Raquin). Bruneau, dans ses lettres à son épouse, est émerveillé par la proximité entre l’actrice et le personnage du roman : « Sylvie m’apparaît déjà comme hors de pair. C’est Albine elle-même, telle que Zola l’a décrite : c’est Eve enfant, de taille assez petite, de figure mobile et extraordinairement expressive. Elle dit le texte du second acte comme une musique modulante et subtile. C’est très curieux. Aura-t-elle la violence tragique qu’il faut pour le troisième acte ? je ne puis naturellement le dire. Nous verrons bien[8]. »

Antoine, quant à lui, met tous les moyens à sa disposition afin de donner le plus de réalisme possible à la pièce. Sur scène, il lui faut les poulets, les lapins et le coq de Désiré. Il engage même un spécialiste du chant du coq afin qu’il chante au premier acte, depuis les coulisses. Mais, au delà de l’anecdote, ce qui enthousiasme Antoine c’est l’actualité de l’action du drame. En effet, nous sommes en 1906 quand les répétitions de l’abbé Mouret débutent et les troubles qui ont suivi la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, en 1905, sont encore présents dans tous les esprits. Le metteur en scène souhaite donc que la pièce résonne avec l’actualité, donnant au naturalisme zolien, une modernité inattendue et un renouveau inespéré. Et Bruneau rapporte les paroles d’André Antoine avec un plaisir non dissimulé :

 

Après avoir répété le premier acte, nous avons lu le troisième, celui de l’Eglise. Antoine parlait à chaque instant : « Nom de Dieu, quel bel acte ! Voilà du théâtre ! Et quelle terrible signification d’actualité il prend. On dirait qu’il a été fait exprès pour la crise religieuse que nous traversons. « Eh bien ! Et ma scène du cinq, se met à crier Desfontaines, notre Jambernat, croyez-vous qu’elle est belle ! Sacristi ! Quel succès, je vais avoir quand je dirai à Archangias : il n’y a rien, rien, entends-tu, Dieu n’existe pas ! » « Oui, oui, a ajouté Antoine, nous aurons des manifestations, et de fameuses, c’est sûr[9]. »

 

            Ainsi la réunion d’un écrivain, Emile Zola, d’un musicien, Alfred Bruneau, et d’un metteur en scène, André Antoine, donne au naturalisme lyrique sa dernière occasion de s’exprimer. Bruneau est en admiration totale face à la passion d’André Antoine, regrettant de ne pas avoir pu travailler avec lui à l’Opéra-Comique, lorsque Zola était toujours de ce monde. Parlant d’Antoine, Bruneau peut à nouveau envisager l’avenir avec sérénité, confiant dans la force de ses théories musicales et littéraires :

 

Ce bougre-là est décidément un homme prodigieux. Je prends avec lui des leçons de théâtre dont je compte tirer un rude profit pour mes prochaines pièces. Et qu’il est gentil ! Ah ! il ne ressemble guère à Carré, si froid, si sec, si désagréable, si autoritaire. Autoritaire, certes, il l’est, mais avec ses artistes seulement, pas avec moi. Nous travaillons ensemble au texte. Il n’imagine rien sans me demander si ça me plaît. Et il est vivant, enthousiaste. Il ne tient pas en place, hurlant comme un sourd, fumant d’éternelles cigarettes. Il a vraiment la passion de son métier[10].

 

Pourtant, cette nouvelle création est, en quelque sorte,  le chant du cygne du naturalisme lyrique car, malgré la beauté de la partition et la modernité de la mise en scène, la pièce n’aura pas beaucoup de succès. Le public est tourné vers d’autres audaces. Debussy est passé par là et viendront Stravinsky et Ravel qui donneront un essor nouveau à la musique[11].

 

            Le naturalisme lyrique, initié par Zola et Bruneau, navigue dont constamment entre une fidélité à l’esprit de l’œuvre romanesque de l’auteur des Rougon-Macquart sans pour autant s’enfermer dans une théorisation à l’excès. Ce naturalisme est largement mâtiné de symbolisme, de mysticisme, voire même de féerie. Chez Zola, la fantaisie n’est pas exclue même si sa volonté première est d’amener sur les scènes lyriques une peinture fidèle de la société contemporaine, description méthodique d’un milieu social donné, des sentiments des personnages. C’est en réaction contre les intrigues mystico-historiques de l’opéra classique que Zola a voulu s’engager, trouvant en Alfred Bruneau, un collaborateur tout acquis à ses conceptions théâtrales. En cela, le théâtre lyrique naturaliste d’Alfred Bruneau et Emile Zola se distingue très nettement du vérisme des compositeurs italiens ou du réalisme d’un Gustave Charpentier dont l’œuvre majeure, Louise, en 1901, vient consacrer ce disciple d’Alfred Bruneau.

            Cette volonté constante de dénonciation d’une réalité quotidienne dure à vivre constitue la colonne vertébrale des livrets écrits par Zola et c’est peut-être là ce qui effraie de nos jours, les directeurs des opéras français. Ces drames ont complètement disparu du répertoire classique et seuls quelques audacieux ont osé programmer L’Attaque du moulin ou Le Rêve en version de concert. Ce ne serait pourtant que justice de redonner une vie nouvelle à ce répertoire original et à ces textes qu’il est impossible de négliger si l’on veut appréhender les formes diverses que prend  le naturalisme dans l’œuvre d’Emile Zola.

 

 

 



[1] Emile Zola à Alfred Bruneau, lettre du 12 août 1890.

[2] Louis Gallet, L’Attaque du moulin, Charpentier, 1893., p. 66.

[3] Ibid., p. 40.

[4] Voir à ce sujet les documents conservés au sein de la collection Puaux-Bruneau, dont la richesse documentaire constitue la base de mes travaux sur Zola et la musique.

[5] Emile Zola, « Messidor », Le Temps, 16 février 1897.

[6] Emile Zola, Réponse à Charles Fourcaud, in Alfred Bruneau, A l’ombre d’un grand cœur, Slatkine, Genève, 1980, p. 101.

[7] Voir à ce sujet notre article dans le prochain numéro des Cahiers Naturalistes, septembre 2003.

[8] Alfred Bruneau à Philippine Bruneau, lettre inédite, sans date, août 1906, coll. Puaux-Bruneau.

[9] Alfred Bruneau à Philippine Bruneau, lettre inédite du 18 août 1906, coll. Puaux-Bruneau.

[10] Alfred Bruneau à Philippine Bruneau, lettre inédite du 12 août 1906, coll. Puaux-Bruneau.

[11] Alfred Bruneau, tout en restant attaché à ses conceptions de la musique, se félicite pourtant de ces jeunes musiciens qui révolutionnent la musique, notamment en qualité de critique musical du Matin. Ainsi, pour lui, la création de L’Oiseau de feu de Stravinsky est une véritable révélation.