Le moraliste

Parfois, Zola s'adressait aux jeunes gens et leur donnait ses idées personnelles sur le sens de la vie. Ce qu'on va lire est extrait d'un discours, lu par l'auteur de Fécondité aux élèves des écoles.

Le travail

Travaillez, jeunes gens ! Je sais tout ce qu'un tel conseil semble avoir de banal ; il n'est pas de distribution de prix où il ne tombe, parmi l'indifférence des élèves. Mais je vous demande d'y réfléchir, et je me permets, moi qui n'ai été qu'un travailleur, de vous dire tout le bienfait que j'ai retiré de la longue besogne dont l'effort a empli ma vie entière. J'ai eu de rudes débuts, j'ai connu la misère et la désespérance. Plus tard, j'ai vécu dans la lutte, j'y vis encore, discuté, nié, abreuvé d'outrages. Eh bien ! je n'ai eu qu'une fois, qu'une force : le travail. Ce qui m'a soutenu, c'est l'immense labeur que je m'étais imposé. En face de moi, j'avais toujours le but, là-bas, vers lequel je marchais, et cela suffisait à me remettre debout, à me donner le courage de marcher quand même, lorsque la vie mauvaise m'avait abattu. Le travail dont je vous parle, c'est le travail réglé, la tâche quotidienne, le devoir qu'on s'est fait d'avancer d'un pas chaque jour dans son oeuvre. Que de fois, le matin, je me suis assis à ma table, la tête perdue, la bouche amère, torturé par quelque grande douleur physique ou morale ! Et, chaque fois, malgré la révolte de ma souffrance, après les premières minutes d'agonie, ma tâche m'a été un soulagement et un réconfort. Toujours je suis sorti consolé de ma besogne quotidienne, le coeur brisé peut-être, mais debout encore, et pouvant vivre jusqu'au lendemain.
Le travail ! mais songez donc qu'il est l'unique loi du monde, le régulateur qui mène la matière organisée à sa fin inconnue ! La vie n'a pas d'autre sens, pas d'autre raison d'être, nous n'apparaissons chacun que pour donner notre somme de labeur et disparaître. On ne peut définir la vie autrement que par ce mouvement communiqué qu'elle reçoit et qu'elle lègue, et qui n'est en somme que du travail, pour la grande oeuvre finale, au fond des âges. Et, alors, pourquoi ne serions-nous pas modestes, pourquoi n'accepterions-nous pas la tâche individuelle que chacun de nous vient remplir, sans nous révolter, sans céder à l'orgueil du moi, qui se fait centre et ne veut pas rentrer dans le rang ?
Dès qu'on l'a acceptée, cette tâche, et dès qu'on s'en acquitte, il me semble que le calme doit se produire chez les plus torturés. Je sais qu'il est des esprits que l'infini tourmente, qui souffrent du mystère, et c'est à ceux-là que je m'adresse fraternellement, en leur conseillant d'occuper leur existence de quelque labeur énorme, dont il serait bon, même, qu'il ne vissent pas le bout. C'est le balancier qui leur permettra de marcher droit, c'est la distraction de toutes les heures, le grain jeté à l'intelligence pour qu'elle le broie et en fasse le pain quotidien, dans la satisfaction du devoir accompli. Sans doute, cela ne résout aucun problème métaphysique, il n'y a là qu'un moyen empirique de vivre la vie d'une façon honnête et à peu près tranquille ; mais n'est-ce donc rien que de se donner une bonne santé morale et physique, et d'échapper au danger du rêve, en résolvant par le travail la question du plus de bonheur possible sur cette terre ?

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