L'homme

Malgré sa philosophie, Zola était dévoré de passions et de désirs. Il s'en expliqua, un jour, dans une chronique du Figaro, qui n'a pas été réunie à son oeuvre, et où il laisse percer, à la fois, ses petites faiblesses et son immense orgueil.

Le solitaire

J'ai rêvé longtemps d'écrire une comédie, et, si je ne l'ai pas fait, c'est qu'elle manque un peu trop de femmes.
Il s'agit d'un brave homme de grand homme, qui a naturellement autour de lui des jeunes, toute une bande de jeunes disciples, se chauffant à sa gloire, tâchant d'en attirer honnêtement, sur leur personne, quelques reflets. Et ils le flattent comme il convient, ils finissent par disposer de lui ainsi que d'une chose à eux, une châsse très précieuse, qu'il faut mettre à l'abri des nains profanes. Sa gloire n'est-elle pas leur oeuvre, en tous cas leur propriété indiscutable, dont ils ont le droit de disposer ? Jamais ils ne souffriront qu'on la ternisse. Ils la défendraient contre le maître lui-même, si, un jour, il s'oubliait jusqu'à risquer de déchoir.
Et l'âge des grands luttes passe, et l'heure de la vieillesse approche, dans le triomphe des livres du maître, qui voudrait bien s'asseoir un instant au bord de la route, respirer un peu enfin, en jouissant du paysage.
Mais, un matin qu'un journal a parlé de la croix pour le maître, un des jeunes disciples accourt, indigné :
- Comment ! la croix ? vous accepteriez la croix ? Mais ce serait une honte ! Vous êtres trop grand, on ne redescend plus quand on est monté si haut. Laissez-nous donc la croix, à nous autres infimes qui rampons dans votre ombre. C'est assez bon pour nous.
Et le disciple se fait décorer à la place de son bon maître.
Un autre matin, le même journal racont qu'il est question de la candidature du grand homme à l'Académie. Entrée furieuse d'un autre disciple :
- Vous n'allez pas démentir toute votre vie, j'espère ! Vous à l'Académie ! Vous consentiriez à vous baisser pour passer par cette porte basse ? Quand on a votre taille, on reste chez soi. Vous êtes trop grand, et l'Académie, c'est bon pour nous autres, qui sommes petits.
Naturellement, le disciple s'asseoira, un jour ou l'autre, dans le fauteuil du bon maître.
Vous êtes trop grand ! vous êtes trop grand ! Tous lui crient cela, et il en est même un qui lui prend son amie, sous le prétexte que, lorsqu'on est si grand, on ne doit pas s'attacher misérablement aux médiocres tendresse humaines. On le veut dieu, planant d'un vol majestueux au-dessus de toutes les faiblesses. Rien ne lui est toléré, ni une petite vanité, ni une sottise d'une heure, ni une aimable contradiction avec lui-même. Et, enfin, quand ils l'ont hissé comme un Siméon le Stylite sur sa colonne, ils prétendent l'y nourrir de leur encens, ils font bonne garde autour de lui, pour que la fantaisie ne le prenne pas d'en descendre et d'aller courir le guilledou.
Cependant, le brave homme de grand homme s'ennuie considérablement sur sa colonne. Il est plein d'humaines faiblesses, le malheureux ! Il a toutes sortes de vieilles envies, d'envies bêtes, qu'il aurait un plaisir infini à contenter. Mon Dieu ! est-ce que, vraiment, cela le rapetisserait autant que ça ? Est-ce que ses oeuvres en deviendraient moins bonnes, est-ce qu'il perdrait de sa taille, s'il goûtait un peu aux choses ordinaires, dont les humains se régalent ? Ainsi, cela l'aurait amusé d'être décoré, et il aurait éprouvé du plaisir, le jour où il serait entré à l'Académie. Ce serait évidemment très banal ; mais, puisque cela n'aurait fait de mal à personne, pas même à lui-même, pourquoi diable le persécute-t-on à vouloir faire de lui le mannequin auguste et impassible qu'il n'est pas ?
Et je n'ai pas le dénouement. Mais, si vous voulez, mettez que le grand homme, un beau jour, s'ennuie tellement sur sa colonne, qu'il en saute d'un bond, bouscule ses disciples et court à l'infamie de n'être qu'un homme.

Ah ! je sais bien où il est, le solitaire. Ce n'est pas toujours celui qui, par orgueil, travaille à l'écart, mécontent que toutes les fortunes et tous les honneurs ne lui soient pas apportés sur des plats d'or. Ce n'est pas celui dont les circonstances ont fait le dédain et qui se glorifie de vivre son impuissance dans la tour d'ivoire où il s'est cloîtré. Et le solitaire n'est, non plus, ni le pauvre, ni l'inconnu, ni l'incompris, car, souvent, ceux-là sont de la foule quand même, de l'immense foule qui roule ses flots obscurs.
Pour moi, le solitaire est l'écrivain qui s'est enfermé dans son oeuvre, dans sa volonté de la faire aussi haute, aussi puissante qu'il en aura le souffle, et qui la réalise, malgré tout. Il peut se mêler aux hommes, vivre de leur vie ordinaire, accepter les moeurs sociales, être, d'apparence, tel que les autres. Il n'en est pas moins le solitaire, s'il a réservé le champ de sa volonté, libre de toute influence, s'il ne fait littérairement que ce qu'il veut et comme il le veut, inébranlable sous les injures, seul et debout.

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