Le pis est que ma conviction a fini par être que le jargon de notre époque, cette partie du style purement de mode et qui doit vieillir, restera comme un des plus monstrueux jargons de la langue française. Et cela peut se prédire d'une façon presque mathématique. Ce qui vieillit surtout, c'est l'image. Dans sa nouveauté, l'image séduit. Puis, quand elle a été employée par deux ou trois générations, elle devient un lieu commun, elle est une guenille, elle est une honte. Voyez Voltaire, avec sa langue sèche, sa phrase nerveuse, sans adjectifs, qui raconte et qui ne peint pas : il demeure éternellement jeune. Voyez Rousseau, qui est notre père, voyez-le avec ses images, sa rhétorique passionnée : il a des pages bien insupportables. Nous voilà donc bien lotis, nous autres qui avons renchéri sur Rousseau et qui doublons la littérature de tous les arts, peignant, taillant les phrases comme des marbres, exigeant des mots le parfum des choses. Tout cela nous prend aux nerfs, nous trouvons tout cela exquis, c'est parfait. Seulement, que diront nos petits-neveux ? Leur façon de sentir aura changé, et je suis convaincu qu'ils resteront stupéfaits, en face de certaines de nos oeuvres. Presque tout y aura vieilli. Je ne veux nommer personne. Mais je me suis souvent inquiété de savoir ceux d'entre nous pour lesquels la postérité se montrera sévère, et je crois que les plus grands seront frappés à la tête.
Trop de jargon, et un jargon d'autant plus fâcheux qu'il est d'une rare perfection de forme : voilà mon opinion sur notre époque littéraire. Ce n'est pas lorsqu'il est en beau style qu'un livre vit ; c'est lorsqu'il est humain, et d'une forme simple et précise dont les lecteurs de toutes les époques peuvent s'accommoder. Il faudrait nous débarrasser de nos procédés, ne pas croire surtout qu'on forcera l'immortalité parce qu'on aura évité les répétitions de mots ou compté les virgules dans une page. Je confesse, d'ailleurs, volontiers qu'il n'est pas commode d'échapper à son temps et qu'il est assez difficile de dire sans crainte de se tromper : "Ceci vieillira, ceci ne vieillira pas." Mais je peux toujours dire quel est, pour moi, le bon écrivain. Une langue est une logique. On écrit bien, lorsqu'on exprime une idée ou une sensation par le mot juste. Tout le reste n'est que pompons et falbalas. Avoir l'impression forte de ce dont on parle, et rendre cette impression avec la plus grande intensité et la plus grande simplicité : c'est l'art d'écrire tout entier.