Le critique

Zola a fait beaucoup de critique, critique dramatique et critique littéraire. Ce passage nous a paru particulièrement intéressant.

L'art d'écrire

En lisant les écrivains des siècles passés, on s'aperçoit vite qu'il faut faire deux parts dans leurs oeuvres : une partie qui est restée humaine, éternelle, et l'autre partie qui a vieilli. Cette partie qui a vieilli est précicément la jargon littéraire de l'époque, un jargon sentimental, amoureux ou simplement poétique. Voyez les dialogues d'amour dans Molière, Corneille et Racine ; toutes les belles choses qui se disent là-dedans nous paraissent prodigieusement froides et prétentieuses ; autrefois, pourtant, elle ravissaient les spectateurs, elles devaient avoir sur le public un effet certain, pour que nous les retrouvions identiques dans toutes les oeuvres du temps. Au dix-huitième siècle, la mode change, on aime la nature et la vertu ; mais, mon Dieu ! quel pathos ! Je déclare qu'il ne m'a jamais été possible de lire, sans bâiller, la Nouvelle Héloïse. Le style en est devenu insupportable, ce style qui a fait verser tant de larmes et battre tant de coeurs.
Voilà, certes, qui doit nous donner à réfléchir. Il y a donc un jargon particulier dans chaque période littéraire, que la mode adopte, qui séduit tout le monde, qui se démode et qui, après avoir fait la fortune des livres, les condamne justement à l'oubli. Alors, nous devons avoir notre jargon, nous autres aussi. Le malheur est que, si nous voyons nettement celui des époques disparues, nous ne sommes nullement blessés par le nôtre ; au contraire, il doit être notre vice, notre jouissance littéraire, la perversion du goût qui nous chatouille le plus. Souvent, j'ai pensé à ces choses, et j'ai été pris d'un petit frisson, en songeant que certaines phrases, qui me plaisent tant à écrire aujourd'hui, feront certainement sourire dans cent ans.

Le pis est que ma conviction a fini par être que le jargon de notre époque, cette partie du style purement de mode et qui doit vieillir, restera comme un des plus monstrueux jargons de la langue française. Et cela peut se prédire d'une façon presque mathématique. Ce qui vieillit surtout, c'est l'image. Dans sa nouveauté, l'image séduit. Puis, quand elle a été employée par deux ou trois générations, elle devient un lieu commun, elle est une guenille, elle est une honte. Voyez Voltaire, avec sa langue sèche, sa phrase nerveuse, sans adjectifs, qui raconte et qui ne peint pas : il demeure éternellement jeune. Voyez Rousseau, qui est notre père, voyez-le avec ses images, sa rhétorique passionnée : il a des pages bien insupportables. Nous voilà donc bien lotis, nous autres qui avons renchéri sur Rousseau et qui doublons la littérature de tous les arts, peignant, taillant les phrases comme des marbres, exigeant des mots le parfum des choses. Tout cela nous prend aux nerfs, nous trouvons tout cela exquis, c'est parfait. Seulement, que diront nos petits-neveux ? Leur façon de sentir aura changé, et je suis convaincu qu'ils resteront stupéfaits, en face de certaines de nos oeuvres. Presque tout y aura vieilli. Je ne veux nommer personne. Mais je me suis souvent inquiété de savoir ceux d'entre nous pour lesquels la postérité se montrera sévère, et je crois que les plus grands seront frappés à la tête.
Trop de jargon, et un jargon d'autant plus fâcheux qu'il est d'une rare perfection de forme : voilà mon opinion sur notre époque littéraire. Ce n'est pas lorsqu'il est en beau style qu'un livre vit ; c'est lorsqu'il est humain, et d'une forme simple et précise dont les lecteurs de toutes les époques peuvent s'accommoder. Il faudrait nous débarrasser de nos procédés, ne pas croire surtout qu'on forcera l'immortalité parce qu'on aura évité les répétitions de mots ou compté les virgules dans une page. Je confesse, d'ailleurs, volontiers qu'il n'est pas commode d'échapper à son temps et qu'il est assez difficile de dire sans crainte de se tromper : "Ceci vieillira, ceci ne vieillira pas." Mais je peux toujours dire quel est, pour moi, le bon écrivain. Une langue est une logique. On écrit bien, lorsqu'on exprime une idée ou une sensation par le mot juste. Tout le reste n'est que pompons et falbalas. Avoir l'impression forte de ce dont on parle, et rendre cette impression avec la plus grande intensité et la plus grande simplicité : c'est l'art d'écrire tout entier.

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