Analyses littéraires

Nous savons les indignations que Zola a déchaînées et les tempêtes de toute sorte qui ont éclaté autour de son nom. Mais nous voulons les oublier pour une heure, devant sa tombe béante, et ne nous rappeler aujourd'hui que son oeuvre littéraire. Cette oeuvre a soulevé, elle aussi, d'ardentes discussions, mais on n'en peut contester l'importance et la force. Ce qu'elle fut exactement, un autre que moi va nous le dire. Je passe la plume à notre illustre collaborateur Paul Bourget, qui est aux antipodes de Zola et qui n'est pas suspect de complaisance ou de faiblesse pour des idées qu'il réprouve. Voici une page qui date de quelques années, de 1897, et dans laquelle le talent et la doctrine du romancier naturaliste sont magistralement analysés. Il sera piquant, sans doute, de voir l'auteur du Disciple et de l'Etape juger l'auteur de la Terre et de Germinal.
A.B.

Les romans de Zola

L'oeuvre imaginative de M. Emile Zola n'est que la mise en action de deux forces qui agissent elles-mêmes sur toute la société contemporaine en France et hors de France. C'est la raison encore pourquoi cette électrique influence est aussi vivante à New-York et à Saint-Pétersbourg qu'à Rome et qu'à Berlin. Ces deux forces sont la Démocratie et la Science. Je voudrais montrer comment elles animent l'oeuvre entière de M. Emile Zola, à travers une si prodigieuse variété de sujets traités et la place qi'elles lui assignent dans l'histoire du roman moderne.

Et, d'abord, cette oeuvre est démocratique, ce qui ne signifie pas qu'elle développe et soutienne aucune des thèses familières au parti de ce nom. C'est ici le lieu de remarquer combien ce romancie, si souvent accusé de spéculer sur les basses passions de son temps, a su maintenir la courageuse liberté de son observation et déplaire tour à tour à tous les partis. Son sens de la démocratie ne consiste pas dans des programmes électoraux ou gouvernementaux, mais dans une vision spéciale de la vie humaine. Si vous cherchez à vous définir à vous-même ce que représentent réellement ces deux termes : une aristocratie et une démocratie, vous trouverez que le premier désigne un ensemble de moeurs dont la fin est la production d'un petit nombre d'individus supérieurs. C'est l'application de l'adage : humanum paucis vivit genus. Le second, au contraire, désigne un ensemble de moeurs qui aboutissent au bien-être et à la culture du plus grand nombre possible d'individus. Partant, le point d'excellence d'une société aristocratique, son épreuve, est le personnage d'exception - résultat suprême et résumé des milliers de destinées occupées à soutenir cet être rare ; - et le point d'excellence d'une société démocratique est une communauté où la jouissance et le travail soient répartis par portions indéfiniment fractionnées entre beaucoup. Il n'est pas besoin d'un grand esprit d'observation pour constater que le monde moderne et notre monde français en particulier, s'aiguille tout entier vers cette seconde forme d'existence. Or, si vous examinez les livres des écrivains français qui ont fait profession de peindre les moeurs, depuis cent ans, vous constaterez aussitpot qu'ils ont tous dû constater le faitn mais pour se révolter là contre, les uns comme Balzac et comme Flaubert, consciemment, les autres comme ce praticien de Stendhal qui se croyait jacobin, inconsciemment. Qu'ont fait Balzac et Stendhal, sinon de chercher et de décrire sans cesse le personnage d'exception, et que fut toute l'existence de Flaubert et tout son art, sinon une protestation prolongée quarante ans avec la plus douloureuse et la plus invincible ardeur de sensibilité blessée contre la déchéance et l'affaiblissement de l'individu dans la société contemporaine ?
L'originalité des romans de M. Emile Zola réside en ceci qu'il a, le premier, aperçu et dégagé l'élément de beauté qu'enveloppe une énergie collective. Etudiez la structure de presque tous ses récits, depuis l'Assommoir qui marque son entrée dans la pleine maîtrise, vous constaterez que le héros du livre est toujours, chez lui, non plus comme dans le Père Goriot ou le Rouge et le Noir, tel ou tel individu, mais un ensemble, une vaste activité anonyme dont chaque individu dépend. C'est dans Germinal une mine, c'est dans la Bête humaine un chemin de fer, c'est dans Au Bonheur des Dames un grand magasin, c'est dans l'Argent une maison de crédit, c'est dans la Débâcle ce monstre indéterminé et formidable : une armé moderne. C'est dans Lourdes et dans Rome, c'est dans Paris toute une ville. Dans ces énormes organismes, l'effort de chacun compte bien encore, mais comme un chiffre dans une addition, absorbé et n'ayant de valeur que par rapport à la somme. Ces livres vous font sentir et comprendre, avec une magie saisissante, cette agglomération de chiffres humains et le caractère colossal, démesuré, presque grandiose du total obtenu ainsi.
Si vous considérez que ce déplacement de l'idéal, dans cet art, correspond exactement au déplacement de vitalité générale qui s'accomplit dans la civilisation contemporaine, le retentissement prodigieux de cette oeuvre s'expliquera, pour vous, du même coup. L'auteur des Rougon est le premier qui ait réellement vu et accepté la société nouvelle dans ce qui constitue cette nouveauté : la substitution de la masse organisée à l'initiative personnelle, l'avènement des foules et la disparition, la diminution tout au moins, du pouvoir de l'élite. Que l'on déplore ou non cette violente et irrésistible poussée de la démocratie - et, pour ma part, j'avoue que j'appartiens de toutes mes fibres aux choses de l'ancien monde, et que je crois d'une foi profonde aux supériorités des sociétés oligarchiques - cette poussée existe. Elle a trouvé dans M. Emile Zola son peintre, disons mieux : son poète, un visionnaire de cette affrayante marée, égal en génie au phénomène qu'il avait devant les yeux.

Une fois admise cette idée, que dans les livres de cet artiste la place maîtresse se trouve occupée non plus par l'être individuel, mais par cet être si complexe qu'il en est amorphe : une collectivité, vous vous expliquerez que ses procédés d'art se sont subordonnés à ce but nouveau et vous comprendrez pour quel motif, le "faire" du roman s'est modifié, entre ses mains, dans un sens qu'il est certes aisé de lui reprocher. On a si beau jeu à réclamer d'un auteur les qualités contraires à celles qu'il possède ! Celui-ci s'étant proposé de montrer des masses en mouvement, l'auteur de Germinal a dû s'appliquer à réduire dans son oeuvre, à un minimum, la portion de l'analyse individuelle. Ses personnages, très nettement dessinés et très vivants, ne sont jamais fouillés au delà d'un certain point. Ils sont silhouettés de manière à prendre, dans l'immense grouillement humain que l'artiste veut reproduire, une place sans saillie extrême, à la façon des visages juxtaposés dans une foule. Il s'ensuit qu'il a mis sur pied d'innombrables créatures, sans avoir jamais ramassé son expérience de telle passion ou de telle manie dans le raccourci d'un de ces types plus forts que nature, comme le baron Hulot, comme Julien Sorel, comme Homais.
Voulant peindre ses héros dans leir participation à un ensemble, ila dû les établir par les quelques besoins très profonds qui rendent tout homme analogue à un autre homme. Sans cesse, il substitue à l'étude du caractère la mise à nu de l'instinct. C'est sa limitation, mais c'est aussi sa puissance. Relisez, dans Germinal, le récit de la grève, et, dans la Débâcle, celui de la bataille de Sedan, et demandez-vous si de pareils effets pouvaient être obtenus autrement que par ce sacrifice résolu de tout le pittoresque psychologique. On a souvent remarqué la modification profonde qui s'accomplit dans une salle de théâtre par le seul conglomérat des spectateurs. Ils sont là quinze cents, qui, séparément, ont tous leur tour d'esprit particulier, leurs différences presque irréductibles. Voici, soudain, que ces différences s'abolissent, que ces esprits s'unissent pour une émotion commune, que toutes ces sensibilités frémissent ensemble, qu'une âme unique s'exalte dans ces âmes si diverses. Cet accord presque miraculeux des larges vibrations humaines a toujours pour occasion l'appel à quelques sentiments très simples, mais très essentiels. En ne s'attardant ni aux curiosités, ni aux subtilités, le maître de Médan n'a fait qu'obéir à ce principe, et discuter les partis pris de sa manière, c'est reprocher à un peintre de fresque de n'être pas miniaturiste.

Ce même principe de simplification forcée a conduit ce puissant artiste, dans ses peintures de l'instinct, jusqu'à cette extrémité de hardiesse si souvent incriminée, et c'est ici le lieu de manrquer en quoi cette oeuvre, audacieuse, mais absolument sincère, et par cela seul très saine, se trouvé animée par cette autre force de notre époque : la foi à la Science. Nous commençons, aujourd'hui, à circonscrire le domaine de la méthode expérimentale et à ne plus attendre d'elle ce qu'en attendaient un Renan ou un Taine, lorsqu'ils écrivaient, le premier, l'Avenir de la Science, et, le second, le chapitre de la Littérature anglaise où, à propos de Byron, il disait : "La science avance et elle approche de l'homme. C'est à l'âme humaine qu'elle s'attaque maintenant ..."
Il nous semble, aujourd'hui, que cette espérance de résoudre les problèmes essentiels du monde moral par voie d'analyse, était excessive, et Taine, s'il revenait parmi nous, hésiterait, lui, le grand consciencieux, à écrire que "la vérité et le vice sont des produits comme le vitriol et comme le sucre", - formule, d'ailleurs, très mal comprise et qui signifiait tout simplement, dans la pensé de notre regretté maître, que la vertu et le vice ont des conditions psychologiques, comme le vitriol et le sucre ont des conditions chimiques.
Mais, si nous avons discerné qu'il y a, dans l'âme comme dans la nature, un nescio quid, un point de réalité inconnaissable et irréductible, si nous allons, grâce à ce nescio quid, jusqu'à ne plus considérer comme inconciliables la religion et la science, l'une nous révélant ce que l'autre ne peut pas etteindre, nous n'avons pas renié ce qui fut la partie forte et valable du Credo de nos grands ainés, ce qui reste le Credo intime et profond de l'oeuvre de M. Zola : la foi à l'unité du vrai, la conviction que le seul élément de salut, pour l'homme, est dans la connaissance et l'acceptation de la loi, par suite de la réalité, car dans l'ordre moral, comme dans l'ordre physique, la définition célèbre reste exacte : "Les lois sont les rapports nécessaires qui résultent de la nature des choses." Toute l'esthétique de l'école tour à tour appelée réaliste, naturaliste, analytique, psychologique, et qui devrait s'appeler l'école de l'observation, tient dans cette formule.
Suivez-la, cette école, à travers le siècle, et voyez-la peu à peu grandir et comme elle se manifeste dans toutes les oeuvres de ce temps qui durent et n'ont point passé. C'est d'abord, en face des éloquentes mais peu solides imaginations de Chateaubriand, cette maigre planche d'anatomie, ce sec et dur Adolphe que l'auteur de l'Itinéraire ne daigna peut-être pas lire. Aujourd'hui, l'Itinéraire est une magnifique ruine littéraire et Adolphe est vivant, comme s'il datait d'hier, tout simplement parce qu'il est vrai d'une vérité exacte comme une monographie de médecin. C'est ensuite, à l'époque même où le romantisme déployait ses féeries, l'apparition des romans de Balzac, de ceux de Stendhal, des portraits de Sainte-Beuve.
Comme ces trois noms sont grands à cette heure du siècle ! Comme ils nous paraissent voisins de nous ! Comme, à relier la Comédie humaine, le Rouge et le Noir, les Lundis, nous éprouvons une émotion, non pas archéologique et artificielle, mais contemporaine et directe ! Ce que nous trouvons, ce que nous aimons dans ces livres, c'est la vérité et son accent inimitable. C'est cette vérité que nous cherchons et que nous goûtons dans les portions restées vivantes des grands lyriques de cette époque. Les vers de Lamartine, de Hugo, de Musset, de Vigny, de Gautier qui n'ont pas vieilli sont ceux où ces écrivains, en dépit de leurs propres théories d'art, ont simplement noté avec exactitude la sensibilité de leur génération. Les portions caduques de leur oeuvre sont celles où ils ont méconnu cet esprit d'enquête précise, le génie même du siècle.
Voyez, d'ailleurs, comme les derniers venus du romantisme ont doublé la poéside de science et l'imagination de réalité. Avec Baudelaire, l'élégie se fait analytique et psychologique. Derrière tous les poèmes de Leconte de Lisle, se cache une érudition technique de la plus précieuse rigueur. Enfin, Flaubert arrive qui, né dans un hôpital, fils d'un médecin, ayant respiré la science par tous les pores et, cependant, amoureux passionné de la forme, crée, dans Madame Bovary, le type même de l'oeuvre d'art moderne, où se trouvent réunies, mêlées, fondues, dans un indissoluble amalgame, la vérité et la beauté, et celle-ci dérivant toute de celle-là.

Les romans de M. Zola sont sortis de cette conception que Taine définissait merveilleusement quand il appelait la littérature "une psychologie vivante". L'auteur des Rougon-Macquart a considéré le roman comme une espèce d'expérience hypothétique, tentée sur des données positives, et dont la première condition était que les données fussent vraies et l'hypothèse logique. Quand l'heure de la justice aura sonné pour cet infatigable ouvrier, on reconnaîtra quel labeur effrayant de documentation préalable suppose chacun de ses livres. On discernera aussi l'intention constante de l'écrivain : établir, sur la France contemporaine, une enquête poussée le plus avant qu'il lui aura été possible, - enquête destinée à poser le problème social dans ses conditions vraies. Alors, on ne lui disputera pas ce droit à peindre la réalité totale, qui est celui de tout sociologue, et, plus simplement, de tout historien ...

Paul BOURGET
de l'Académie française

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